Bedroom Community 02/2010
Comment faire de la musique contemporaine en 2010 ? Une musique, d'ailleurs, que l'on ne sait même pas comment appeler... "Contemporaine" ? Au sens propre, Britney Spears, c'est aussi de la musique contemporaine... alors que les oeuvres expérimentales des années 60 ou 70 le sont de moins en moins... "Classique" ? On est loin du véritable style classique, qui, en gros, a duré de 1750 à 1820. Et le terme "classique" est peu adapté pour des oeuvres contemporaines ultra-dissonantes. "Musique savante" ? Les musiques des minimalistes et des postmodernes tel Arvo Pärt sont-elles plus "savantes" que le jazz de Coltrane ou les pièces d'Aphex Twin et Autechre ? Bref, une musique dont la pertinence du nom comme de son existence propre a de quoi laisser dubitatif. Car quelle est la pertinence d'un genre musical issu de la plus illustre des lignées (Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Chopin, Liszt, Wagner, Mahler, Debussy et tant d'autres) mais qui n'intéresse plus qu'une toute petite poignée de spécialistes capables de la comprendre ? Une musique inaudible dans tous les sens du terme, diront les plus sarcastiques... A quoi bon faire de grandes oeuvres, si on ne les destine qu'à la plus petite frange du public, et si leur impact sur la société est quasi-nul ?
Avant les choses étaient plus simples : il y avait la musique populaire, facile, sans grandes ambitions ni prétentions, et la "musique classique", innovante, riche et complexe. Maintenant, les frontières sont plus floues... non seulement la musique populaire (rock, hip-hop, électro etc...) se targue d'ambitions esthétiques et séduit, par ses artistes les plus intéressants (Radiohead, Dälek, Aphex Twin & co), un public qui se dit exigeant... mais en plus, l'idée de la supériorité d'un "grand art" sur un "art mineur" n'est plus aussi ancrée qu'elle ne l'a été. Comment, donc, faire de la musique contemporaine dans un tel contexte ? Faut-il continuer à avancer, comme le préconisait Adorno, à aller toujours plus loin dans l'innovation sans se soucier des attentes du public... quitte à créer des oeuvres totalement incompréhensibles pour le commun des mortels ? Faut-il, comme l'ont fait les compositeurs néo-classiques (ou postmodernes) revenir en arrière (notamment à la tonalité) et proposer des oeuvres plus agréables, qui empruntent au langage des compositeurs du XVIII°, XIX° et début XX° ? Un public un peu plus vaste peut adhérer, mais là, ce sont les plus pointus des esthètes et mélomanes qui refusent de suivre, et considèrent que l'on tombe dans la régression. Faut-il intégrer des éléments rock, pop, électro ? Avec le risque d'être accusé d'opportunisme, voire de racolage...
Face à ces questionnements, la musique de Daniel Bjarnason, jeune compositeur islandais, est tout simplement une des "propositions musicales" les plus intéressantes de ces dernières années. Il parvient à éviter le racolage (pas de "jolies mélodies" pour toucher la ménagère, ni de batteries rock, chant pop ou sons techno pour appâter un public plus jeune, mais quelques rythmes, notamment dans le premier morceau, inspirés du rock et intelligemment adaptés pour violoncelle), évite aussi la régression (c'est de la musique "moderne", pas du collage d'éléments piqués aux grands maîtres du classique) et les expérimentations des compositeurs les plus radicaux incompréhensibles pour 99,9% de la population. La musique de Bjarnason n'est pas une musique "facile", accessible, mais elle a cette ampleur, ce souffle, qui permettent à des auditeurs pas forcément initiés à tous les arcanes de la musique contemporaine de s'y laisser prendre.
Au fond, Bjarnason reprend les choses là où Bartok les avait laissées. Une musique qui ne caresse pas l'auditeur dans le sens du poil (notamment par sa dureté, ses dissonances), mais ne cède pas au sérialisme intégral ou au "tout atonal". Il y a du Bartok chez Bjarnason... dans l'esprit, la vigueur, mais aussi de manière plus concrète dans l'écriture de certains passages. Par exemple quelques brèves frappes percussives à l'orchestre dans le premier mouvement de la suite "Processions" (In Media Res) qui évoquent ceux de la fameuse partie centrale (martellato) de l'adagio de la monumentale Musique pour Cordes, Percussion et Célesta. Du Bartok dans la deuxième suite, mais aussi du Shostakovitch dans la première (Bow to String), où l'on pense aux quatuors du russe (voire à ceux de Gorecki, même si Bow to String n'est pas un quatuor), notamment au génial 8°, avec ces contrastes où le temps musical s'étire, s'étend, se distend, puis au contraire se resserre, s'accélère... Contrastes extrêmes où l'épure et l'étirement temporel succèdent à des tourbillons sonores, à la plus grande nervosité et aux tensions les plus vives. S'il fallait chercher des influences à l'islandais Bjarnason, elles seraient plutôt du côté des compositeurs des pays de l'Est que des compositeurs nordiques. Et si l'on tient à y trouver des éléments spécifiquement islandais... c'est du côté de la nature qu'il faut se pencher. A l'heure où l'on apprend qu'un volcan sème la panique en Islande, un "désert de glace qui pourrait se transformer en fournaise"... une nature sauvage, mystérieuse, indomptable, le feu et la glace, voilà de quoi la musique de Bjarnason est faite. Alternances entre passages glacées qui vous engourdissent lentement, éruptions sonores et flammes dévorantes et tourbillonnantes qui vous saisissent littéralement. Bjarnason ne craint pas la puissance, le lyrisme, l'intensité dramatique et, osons le mot, l'émotion ("mon dieu, mêler encore musique et émotion dans la musique du XXI° siècle, c'est d'un vulgaire !). On ne s'étonnera pas qu'il ait aussi composé des musiques de films (et, accessoirement, fait quelques arrangements pour ses compatriotes de Sigur Ros).
Comment, donc, nommer cette musique ? De la grande musique, dans tous les sens du terme.
A lire :
La chronique de Benjamin F. (avec laquelle je suis loin d'être d'accord... certes, sur les conflits et l'écriture souvent "cinématographique" et dramatique de Bjarnason, tu as parfaitement raison Benjamin... mais comment peux-tu déplorer ces tutti orchestraux et ces masses sonores, qui sont d'ordinaire tellement plus excessives dans une bonne partie de la musique contemporaine, où il faut monter le son à fond pour bien entendre une ligne fébrile de violon, et le baisser de moitié lorsque débarquent sans prévenir de fracassantes explosions orchestrales ? Chez Bjarnason, c'est assez bien pensé pour être écoutable sur albums et pas seulement en concert... et puis Benjamin, mon cher Benjamin, comment peux-tu mettre un tout petit 7 à ce chef-d'oeuvre et des flopées de 8 à tant de disques assez communs de pop, rock, metal ?) (Ceci-dit, il faut lire les chroniques de Benjamin F. Très bien écrites et en général très bien vues... c'est pourquoi je me permets de le critiquer dans ce cas précis, je ne comprends pas vraiment ses réserves...)
Daniel Bjarnason - Processions
L'album comporte deux suites en trois mouvements (Bow to String et Processions), une en deux mouvements en bonus track (All sounds to silence come), et la pièce pour harpe et percussion Skelja. L'album est en écoute intégrale (enfin, sauf la suite en bonus-track), avec une très bonne qualité sonore, et je vous recommande particulièrement les deux mouvements qui sont, à mon sens, les plus fascinants de l'album (et, de très loin, les deux meilleurs morceaux de l'année), le premier de Bow to String (Bow To String I: Sorrow Conquers Happiness) et le dernier de Processions (Processions III: Red-Handed) :
Vous pouvez aussi écouter l'album sur son site, et le commander, c'est par ici : Processions
Son myspace
Track List :
1. Bow To String I: Sorrow Conquers Happiness
2. Bow To String II: Blood To Bones
3. Bow To String III: Air to Breath
4. Processions I: In Medias Res
5. Processions II: Spindrift
6. Processions III: Red-Handed
7. Skelja
8. All sounds to silence come I: listen!
9. All sounds to silence come II
Bow to String
Sæunn Þorsteinsdóttir: Cello (or 'an infinite number of cellos')
Valgeir Sigurðsson: Programming on 1st movement, Sorrow conquers happiness
Processions
Iceland Symphony Orchestra
Víkingur Heiðar Ólafsson: Piano
Daníel Bjarnason: Conductor
Skelja
Katie Buckley: Harp
Frank Aarnink: Percussion
All sounds to silence come performed by the Ísafold Chamber Orchestra
All music Composed and Conducted by Daníel Bjarnason