De sa conception à sa consommation, il en va de la musique comme de l'art culinaire... car pour faire de la bonne musique, il faut de bons ingrédients, de la précision, du goût et du talent. Et pour l'apprécier comme il se doit, il faut un palais / des oreilles capables d'en saisir les saveurs avec subtilité...
La formation du goût
Faites goûter un quintette de Schumann à un gamin, et il vous dira "beurk", ce con. Si vous laissez vos gamins décider de chaque repas, si vous les laissez manger uniquement ce qu'ils préfèrent... il y a des chances qu'ils ne se nourrissent que de frites, hamburgers, pizzas, gâteaux et sucreries en tous genres. Et, plus tard, ils auront du mal à s'habituer à une cuisine plus saine, plus fine, et de meilleure qualité. C'est un peu ce qui se passe en musique... à force de proclamer que "tous les goûts se valent", on finit par ne plus avoir de goût du tout, ou renoncer à éduquer les oreilles/palais. Il ne s'agit pas vraiment de "forcer" les goûts car, en musique comme en cuisine, vous avez de grandes chances de susciter ainsi une réaction de rejet, de dégoût, mais plutôt de savoir orienter vers des nourritures plus saines, ou du moins d'apprendre à manger/écouter. Tout n'est que question de conditionnement (pas toujours évident, par exemple, d'aimer les musiques/plats traditionnels exotiques quand on n'a pas l'habitude de ces saveurs). Difficile d'apprécier les qualités gustatives et saveurs de produits sains, bios, du terroir, lorsqu'on est habitué à engloutir des sandwichs steak/frites/ketchup et de la junk food, plus facile et attractive au premier abord. On ne savoure pas les produits plus sains comme on "dévore" de la junk food... Dévorez sans prendre le temps de saisir les saveurs, nourrissez-vous chez McDo et de pizzas, tartes, plats surgelés et industriels... vous risquez de trouver "fades" ou peu agréables des produits plus naturels et de bien meilleure qualité nutritionnelle. Mais si vous faites cet effort, si vous avez un peu d'ouverture d'esprit, si vous savez écouter vos sens et êtes capables d'apprendre à manger plus intelligemment et subtilement, c'est la junk food qui finira par vous sembler plutôt fade, voire indigeste. Un quatuor à cordes d'un grand compositeur, ça ne semble pas aussi bon qu'un gros tube pop, mais si vous apprenez à le goûter, vous verrez que le tube pop semblera à côté trop peu "nourrissant" et bêtement bourratif... Bien sûr, comme dans tout, il faut savoir être mesuré, et il n'y a aucun problème, une fois de temps en temps, à se faire un bon gros steak frites ketchup, manger quelques sucreries... le problème, c'est qu'en musique comme en cuisine, dans nos sociétés de loisir, de plaisir "immédiat" sans grande conscience, c'est en général l'inverse qui se produit, junk food et junk music dominent et conditionnent les citoyens. Résultat : des oreilles et des palais grossiers, incapables de goûter pleinement les finesses de nombre de saveurs gustatives et auditives.
Le bon dosage
Le sucre, c'est bon, mais à trop forte dose, ça peut vite être écoeurant... une mélodie douceureuse, avec de trop grandes rasades de violons sirupeux et une production trop lisse, ça ne peut plaire qu'aux accros au sucre. C'est comme mettre du nutella sur une meringue déjà remplie de confiture. Ce qui revient à ce que je disais sur ce très beau morceau d'Amalia Rodrigues, rendu écoeurant pour toute personne ayant un minimum de goût, dans la version d'Hélène Ségara. Un morceau dont la mélodie est déjà suffisamment charmante pour ne pas rajouter des tonnes de sucre.
Ce qui est valable pour le sucre l'est aussi pour le sel et les épices. Il en faut, pour titiller les papilles, amener du piquant, interpeller... mais si on en fout trop, on ne sent plus que ça. Tous les grands génies de la musique ont parfaitement su saupoudrer de suffisamment de sel et d'épices leur musique pour exciter le goût des auditeurs, mais ils n'en ont pas pour autant négligé les ingrédients de base. Le sel et les épices, ce sont, par exemple, ces "dissonances piquantes"... et je vous vois venir, non, la musique atonale de Schoenberg, Berg et Webern n'est pas que "sel et épices", il y a derrière des ingrédients de base (orchestration, formes, genres), parfaitement maîtrisés... mais il s'agit là d'une cuisine expérimentale qui s'adresse à de fins gastronomes déjà bien habitués aux épices wagnériennes, et qui pouvaient en supporter plus. Rien à voir avec des groupes, par exemple, qui imaginent que de ne balancer que des dissonances, c'est forcément de la "grande cuisine", alors qu'il n'y a pas de vraie matière, juste un mélange indigeste de sel et d'épices...
Même principe pour la sauce... si elle permet de relever un plat, il faut éviter de le noyer dans la sauce. Ou alors, c'est parce que le plat n'est pas terrible, trop fade, dans ce cas, on tente de le masquer sous la sauce. Ce qui arrive avec des albums sans "matière", sans chansons intéressantes, albums surproduits pour tenter d'accrocher l'auditeur par le son... ce qui peut toujours tromper ceux qui ont peu de goût, mais pas les gastronomes.
Le mélange des saveurs
Le sucré et le salé peuvent se mélanger, mais savoir le faire, c'est tout un art, et ce n'est pas à la portée de n'importe qui. Pour prendre un exemple qui me tient à coeur, arrêtons-nous sur le mélange pop/rock et musique classique. Il fallait le talent des Beatles et l'apport d'un expert cuistot comme George Martin pour parvenir à distiller quelques éléments classiques dans la pop des Fab 4. Le problème, c'est qu'après ça, des tas d'apprentis ont cru que pop et classique pouvaient se mélanger n'importe comment... d'où les plats indigestes de nombre de groupes rock-prog, jusqu'aux pitoyables Muse. Rien à voir avec le subtil sacré-salé des Beatles, on est plus proche ici de l'aberration d'un risotto à la milanaise balancé dans une mousse au chocolat... avis aux amateurs.
Le rôle du critique
Le critique musical comme le critique gastronomique a développé son goût plus que les autres, et peut ainsi orienter le public vers les cuisines/musiques les plus intéressantes, savoureuses et de qualité.
Il n'y a pas de vérité absolue dans les goûts culinaires comme dans les goûts musicaux, tel critique va aimer particulièrement tel type de plats et tels ingrédients, avoir sa conception de la cuisine (préférer la sobriété ou le raffinement, les saveurs délicates ou les saveurs très relevées, la cuisine innovante ou traditionnelle etc...) et chercher à la défendre. Pour autant, tout ne se vaut pas, et on ne peut pas plus mettre sur un même plan la bouffe de chez McDo et les plats des plus grands chefs que la musique pop facile et celle des véritables grands artistes.
Correspondances avec les styles musicaux
Les produits du terroir, les plats traditionnels, populaires, ce sont les musiques folkloriques, le blues... pas forcément très raffinés, mais naturels. Ils sont la "base" de toutes les cuisines/musique.
La variétoche, la pop commerciale, ce sont les plats industriels, la malbouffe, McDo, tous ces produits formatés, bourrés d'additifs et colorants, qui n'ont pas "l'âme" et les saveurs des véritables musiques/plats populaires. Bref, en général, c'est de la merde...
La grande cuisine, celle inventive, riche, subtile, complexe que créent les meilleurs chefs à l'aide des ingrédients et produits de la meilleure qualité, c'est la musique classique.
La musique contemporaine "savante", c'est la cuisine plus "expérimentale" de chefs qui, parfois, décontenancent le public avec des créations originales, des mélanges audacieux... peu accessibles à tous les palais / toutes les oreilles.
Les meilleurs artistes des musiques populaires modernes sont un peu comme ces restaurants qui ne rivalisent peut-être pas avec la cuisine des plus grands chefs, mais n'en sont pas moins capables de proposer d'excellents plats. De la bonne bouffe, avec des produits frais (pas des conserves ni du réchauffé) et un cuistot qui a un certain talent pour les préparer.
Le jazz, c'est cette capacité des grands chefs à partir de mêmes recettes (standards) pour livrer des plats finalement très diversifiés, où la touche personnelle fait toute la différence.
Il faudrait aussi parler de quelques mauvais produits périmés que l'on continue de manière scandaleuse à vendre au public... regardez bien sur le couvercle des Johnny, Sardou, Julien Clerc & cie, la date de péremption est dépassée depuis bien longtemps. Dans la pop, ce n'est pas forcément dans les vieux pots qu'on fait les meilleures confitures surtout quand, à l'origine, ces vieux pots n'étaient pas d'une grande qualité. C'est aussi le cas pour quelques vieux pots au départ de belle facture, mais que le temps a sacrément détériorié (Stones, Pink Floyd...)
Les métaphores culinaires se prêtent particulièrement bien à la musique... car elle est, d'une certaine manière, une "nourriture spirituelle". Il faut savoir varier les plaisirs (manger toujours la même chose ne permet pas à votre corps de récupérer tous les éléments dont il a besoin), goûter avec finesse plutôt que d'engloutir bêtement afin d'apprécier un aliment à sa juste valeur et faciliter la digestion. Mais la musique n'est pas que du "spirituel" ou de "l'immatériel"... ce sont des vibrations qui agissent sur votre corps comme sur votre esprit. Alors des sucreries pop, comme du chocolat de temps en temps, peuvent avoir un effet positif ; mais s'en gaver quotidiennement n'est pas ce qu'il y a de mieux, la gourmandise est un vilain défaut, paraît-il...
Pourtant, il existe une différence de taille entre la cuisine et la musique : en musique, les meilleurs produits, les meilleurs plats, eux, ne valent pas plus chers que la junk food... alors pourquoi s'en priver ? Pourquoi ne pas faire l'effort d'affiner ses sens et ainsi apprécier ce qu'il y a de meilleur ?
En guise de conclusion et d'illustration de ce petit voyage musiculinaire, j'ai choisi de vous servir un plat délicieux, de la vraie grande cuisine, un régal pour les oreilles les plus fines (mais accessible à toutes celles qui sont un minimum... ouvertes) Le 3° mouvement du premier quatuor de Brahms... bon appétit !