Cette chronique vient un peu tard, le film est déjà sorti depuis un bon bout de temps… mais je viens à peine de le voir. Les critiques assez négatives (dans les articles et les commentaires) chez Dr. F et Playlist Society m’avaient refroidi, j’y suis finalement allé au dernier moment… et je ne le regrette pas. Plutôt que de poster un commentaire de 50 lignes (ce que j’étais en train de faire) sous des articles qui datent d’un mois ou plus et que seuls leurs auteurs liront, j’ai choisi de consacrer un billet à défendre ce film contre ce que j’ai pu en lire chez mes confrères blogueurs, assez sévères – même si Blake est un peu plus clément :
(Si vous comptez voir le film, je vous déconseille de lire ce qui suit, j’y révèle beaucoup de choses, et même le dénouement)…
Il est certain qu’il règne une impression de déjà-vu dans Black Swan, que le coup du personnage qui devient schizo, souffre d’hallucinations et se mutile, on l’a vu et revu. Mais que tout soit bien surligné et que l’on devine assez aisément ce qui va se passer n’est au fond pas dérangeant, à mon sens. Black Swan n’a rien du thriller avec un « twist » final qui va retourner le spectateur, c’est bien plus un film qui joue sur la symbolique… ça m’a semblé évident dès le début, ne serait-ce que parce qu’on est dans le monde du ballet, un monde où ce qui compte n’est pas l’histoire, le suspense, mais les symboles. Et les symboles sont, par nature, rarement d’une grande finesse (le cygne blanc et le cygne noir du Lac des Cygnes, justement… et pour répondre à Guic sur « l’evil twin »…peu importe que ce ne soit pas à l’origine dans le Lac des Cygnes, c’est l’interprétation que veut en faire le chorégraphe, et c’est une interprétation qui me semble tout à fait valable).
Beaucoup critiquent la lourdeur de Black Swan, notamment Blake chez Dr. F qui parle de « ce film-bulldozer sans finesse (un comble quand on parle de danse et de ballet!) »
J’aurais plutôt tendance à penser que le manque de finesse est, au contraire, parfaitement en accord avec le sujet. Tout d’abord parce qu’on a dans les ballets de « gros symboles » plutôt que des histoires complexes et subtiles, comme je viens de l’évoquer. Et si j’ai toujours eu du mal avec la musique de ballet – avant le XX° - c’est bien parce que j’ai du mal avec sa « lourdeur ».
La finesse, dans la musique romantique, on la trouve dans les pièces pour piano, la musique de chambre, les œuvres de Chopin, Schubert, Fauré, Schumann, Liszt… ou même le traitement orchestral et harmonique de l’opéra chez Wagner. Mais surtout pas dans la musique de ballet, qui était l’œuvre de compositeurs de troisième zone avant Tchaïkovski, et reste encore assez « lourde » avec lui. Que ce soit dans cette succession de numéros bien distincts composés de différentes danses (valses, danses folkloriques etc…), et les rythmes très marqués (normal, c’est une musique faite pour être dansée, on y appuie les rythmes plus que dans d’autres types d’œuvres… mais, du coup, elle semble assez « lourde » voire pompière à l’auditeur de musique classique en quête de subtilité). La délicatesse, la finesse et la grâce sont dans les mouvements des danseurs, et peu, à mon goût, dans la musique et les sujets des ballets romantiques.
Ensuite, Aronofsky ne fait pas un film « sur la danse », à aucun moment son film ne prétend être une déclaration d’amour à cet art, ce qui l’intéresse, ce sont les coulisses. Et là aussi, rien n’y est léger. La concurrence, la rigueur, les sacrifices et tout ce que les danseurs / danseuses doivent faire subir à leur corps pour atteindre le niveau d’excellence demandé sont particulièrement lourds. Sur scène, rien de tout cela ne doit transparaître, mais en dehors, c’est bien la réalité de la danse classique. Traiter ce sujet avec une certaine grâce et légèreté aurait été totalement à côté de la plaque, mais Black Swan est plutôt dur et éprouvant, à l’image du milieu qu’il dépeint.
Comme cela a été noté dans les articles de Dr. F, Blake, Benoît et Playlist Society, on se dit souvent qu’on a déjà vu tel ou tel élément chez Argento, De Palma ou encore Cronenberg… mais la principale critique que je pourrais faire à Black Swan est la similitude avec Mulholland Drive (qui, à ma connaissance, n’a pas été évoquée). Une actrice / danseuse qui rêve de gloire ; une femme plus sensuelle qui est à la fois amie et rivale, qui la fascine comme elle la jalouse… ce qui se concrétisera par un fantasme érotique lesbien d’un côté, et un conflit pour s’attirer les faveurs du réalisateur / chorégraphe de l’autre. Tourmentée par la crainte de ne pas arriver à réaliser son rêve, l’actrice / danseuse sombre dans la schizophrénie... le parallèle est saisissant. Bien sûr, chez Lynch, tout cela est mis dans le désordre, et le spectateur a beaucoup plus de mal à distinguer ce qui tient du fantasme de l’héroïne que de ce qu’elle a réellement vécu. Autre différence de taille : chez Lynch, pas de psychologie, l’actrice est broyée par un système (« l’usine à rêves » hollywoodienne) alors que chez Aronofsky, malgré les pressions extérieures, on sent bien plus l’héroïne s’enfermer seule progressivement dans la folie (notamment par la réalisation caméra à l’épaule). Les deux traitent d’un même sujet par le biais de leurs obsessions : dérouter le spectateur avec l’interpénétration surréaliste des mondes réels et rêvés/fantasmés chez Lynch, autodestruction chez Aronofsky où, comme dans Pi et Requiem for a Dream, le personnage central torture son propre corps pour exprimer/fuir sa détresse mentale.
Si Black Swan ne fait pas toujours dans la finesse, il n’en est pas pour autant exempt. Il évite ainsi pas mal de clichés assez attendus pour ce type de film, par exemple :
- La mère. Des parents durs et intransigeants, d’une exigence extrême avec leurs enfants et qui attendent d’eux qu’ils réalisent leurs propres rêves, on en a vu des centaines dans les fictions (comme dans la réalité). Et dans le cas si particulier de la danse classique, avec une mère qui a elle-même été danseuse et a dû mettre un terme à sa carrière pour sa fille, on sait d’autant plus à quoi s’attendre. Dans la grande majorité des cas, dès le premier plan, on sait qu’on est face à ce type de parents. Pas de nuances, il faut nous montrer que l’enfant n’a jamais eu de répit, qu’il a un père ou une mère psycho-rigide et en souffre depuis toujours. Sauf qu’Aronofsky traite ce sujet avec bien plus d’ambiguïté. Par bien des aspects, Nina est plus dure avec elle-même que sa mère l’est avec elle. Lorsqu’elle pense n’être pas prise et rentre en pleurs, ce qu’on attend, c’est que la mère montre sa déception, lui sorte quelques phrases cassantes… au contraire, elle la console et la rassure, tente de lui faire comprendre que ce n’est pas si grave. Et lorsqu’elle est finalement prise pour le premier rôle, la scène cliché aurait été de voir la mère ne pas relâcher la pression, lui refuser ce gâteau, par exemple… et là, c’est encore l’inverse, c’est la mère qui achète la gâteau, et insiste pour que sa fille en prenne une part et s’autorise quelques petits plaisirs. Les scènes où la mère se montre dure en sont d’autant plus flippantes, car on n’est pas dans le cadre habituel d’une mère monolithique, froide et rigide, qui ne laisse rien passer… la mère de Nina est aussi sa « meilleure amie », sa confidente, et a une affection réelle pour sa fille.
- Le cliché de l’artiste d’exception, trop sensible pour être compris, porté par une idée si haute de son art que son exigence va finir par le détruire. Si Black Swan avait été un film plus cliché, plus convenu, Nina aurait été une danseuse géniale fascinant tout le monde lors de la première audition, et tellement habitée par ces personnages de cygne noir et de cygne blanc qu’elle en aurait sombré dans la folie… mais Black Swan, ce n’est pas du tout ça. Nina est une très bonne danseuse, certes, mais elle n’a rien d’exceptionnel. Comme cela est dit et montré tout au long du film, elle a la technique, elle bosse dur… mais c’est au fond une « laborieuse » plus qu’une grande artiste. Sortie de ce qu’elle sait faire, de sa technique, elle se révèle incapable de se transcender, de réaliser ce qui est le propre des grands artistes : dépasser la technique et subjuguer ainsi le public. D’où sa difficulté à incarner le cygne noir. Elle est comme un interprète lambda capable de jouer les notes de la partition, mais qui ne saurait en livrer une véritable « interprétation ». De plus, elle ne semble jamais portée par une haute idée de l’art. Sa boîte à musique et sa sonnerie de portable, sur le fameux air du Lac des Cygnes, en témoignent… son rapport à la danse, à l’art, garde quelque chose de très puéril, c’est un rêve d’enfant qui l’obsède, une chimère plus qu’une vocation. Et c’est aussi ça qui rend ce personnage si attachant, et peu courant dans la fiction : au fond, Nina n’est qu’une petite fille timide et fragile, qui veut absolument réaliser son rêve et répondre aux attentes de son entourage, au point d’opter pour la solution la plus radicale, la seule capable de lui permettre enfin de « lâcher prise »… Nina n’a rien de ces artistes de génie charismatiques perdus dans les hautes sphères de l’art, elle est comme ces milliers d’artistes classiques qui restent dans l’ombre, qui ont sacrifié tant pour atteindre un excellent niveau, mais auxquels il manquera toujours ce truc en plus, cette étincelle qui les distinguent des autres, et leur permettrait vraiment de faire carrière.
Nina tombe dans la folie parce qu'elle est constamment dévorée par la peur. Elle a peur de décevoir sa mère, peur de ne pas répondre aux exigences du chorégraphe, peur qu’une autre prenne sa place… peur de ne pas y arriver, ce qui rend ses mutilations symboliquement pertinentes, car une danseuse doit imposer tant à son corps pour atteindre un tel niveau que tous ces efforts, si elle se met à douter, lui apparaissent comme de vaines mutilations. De plus, Nina se retrouve systématiquement dans un rapport de soumission avec les personnages qui l’entourent. C’est aussi pour cela qu’elle ne peut « dominer » son sujet, qu’elle ne peut se libérer. Sa peur est un tel carcan qu’elle n’a plus qu’une solution pour s’en défaire : transcender la peur primale, la peur de la mort. Et la symbolique est ici très forte : que sont les peurs, si ce n’est des pesanteurs qui nous empêchent de nous transcender, de nous libérer, de « sortir de nous »… et comment sortir de soi, de la pesanteur de nos peurs et de nos corps d’une manière plus radicale et symbolique qu’en se donnant la mort ? C’est là aussi où Black Swan est passionnant : pour l’illustrer, il fait le grand écart entre un domaine où la légèreté semble aller de soi, et un personnage principal incapable de se libérer de ses pesanteurs. La danse classique, en apparence, est d’une extrême légèreté : les filles sont si maigres qu’on les imagine volontiers s’envoler au premier coup de vent, les pointes donnent l’impression qu’elles ne touchent pas vraiment terre… et Nina a tout, en apparence, de la parfaite danseuse à la technique irréprochable… mais lorsqu’elle danse pendant les répétitions, ce sur quoi Aronofsky s’attarde, c'est le regard de Vincent Cassel, des yeux qui ne voient pas une fille légère et gracieuse, mais un hippopotame… Voilà aussi pourquoi les thèmes du double et de la schizophrénie, pourtant archi-rebattus et mis à toutes les sauces, ne sont pas purement artificiels ici. Au contraire, ils s’intègrent parfaitement à ce grand écart entre l’image de délicatesse et de légèreté de cette timide et fine danseuse classique d'un côté, et ce qu’elle ressent et que perçoit le chorégraphe de l'autre : ses peurs la minent totalement. Elle voudrait s’élever, mais ne fait que s’enfoncer. Une belle – et terrible – métaphore de l’artiste, et de l’artiste classique en particulier… qui doit, lui aussi, composer avec cette situation schizophrénique : dès son plus jeune âge, il doit s’astreindre à une discipline de fer, à un travail lourd, usant, pesant, répétitif et complexe ; un travail d’une exigence considérable… tout ça pour quoi ? Pour arriver sur scène et donner l’impression de la plus grande facilité. Personne n’a envie de voir un pianiste classique « faire ce qu’il peut », « lutter tant bien que mal contre la partition », non, ce qu’on veut, c’est qu’il nous donne l’impression que tout lui coule sous les doigts de la manière la plus naturelle possible, qu’il nous fasse oublier tout le travail qu’il a dû accomplir pour en arriver là.
Là où tant de réalisateurs se montrent superficiels dans l’explication de la chute dans la schizophrénie (chez Lynch, c’est clair et net, la psychologie et les causes ne l’intéressent pas vraiment, ce sont sur les effets qu’il se focalise), Aronofsky se montre, lui, très convaincant. Car Nina est prise dans un véritable « tourbillon schizophrénique », tout concourt à l’y faire plonger :
- Sa mère, ambivalente, qui l’a – sans doute depuis toujours – nourri de messages contradictoires. Compréhensive et affectueuse autant qu’elle peut se montrer dure et exigeante.
- La nature de son art et du travail sur le corps qu’il impose : rigueur et souffrances en coulisse, le tout pour donner l’impression de grâce, de naturel et de légèreté sur scène.
- L’ambiguïté du chorégraphe, qui, tour à tour, lui montre qu’il la désire, puis qu’il ne ressent rien et attend que ce soit elle qui parvienne à se montrer désirable. Une ambiguïté qui vient aussi de la difficulté, pour Nina, de saisir si ce désir est « professionnel » ou « personnel ». C’est d’ailleurs bien amené dans une scène intéressante, qui évite aussi le cliché attendu : celle où, après la réception, il lui propose de venir prendre un dernier verre chez elle. Pour le spectateur, c’est évident : il va profiter de la situation pour lui sauter dessus ou, de manière un peu plus perverse, lui faire croire qu’en s’abandonnant à lui, elle prouvera qu’elle peut s’abandonner pour le rôle du cygne noir… mais pas du tout. Il lui parle du rôle, la jauge et la pousse dans ses retranchements, et la raccompagne sans ne rien tenter en lui donnant un « devoir à faire à la maison »…
- Le rôle qu’elle doit jouer : être à la fois le cygne blanc et le cygne noir.
- Pour réaliser ce qui est son « rêve de petite fille »… elle doit se débarrasser de la petite fille qui est en elle, une petite fille appliquée et sérieuse qui n’a pas la maturité et la sensualité nécessaires pour interpréter le cygne noir.
- L’effort schizophrénique qu’on attend d’elle : apprendre à désapprendre. Ne pas oublier de s’oublier.
- Les sentiments extrêmes et contradictoires qu’elle ressent au contact de sa rivale/amie, qu’elle n’arrive pas à cerner et dont elle ne sait jamais si elle cherche à l’aider ou lui prendre sa place.
Au sein d'un tel environnement, Nina, très vite, ne sait plus sur quel pied danser… et toute cette instabilité la bloque complètement.
Dans un monde où l’on ne compte plus les fictions qui ne cessent de rabâcher qu’il faut « croire en ses rêves », se battre, persévérer - et tant pis si l’on trébuche, si de nombreux obstacles vont se dresser, si l’on aura à subir des injustices - il faut toujours se relever, se donner à fond et ça finira par sourire (ce qui est aussi typiquement américain, et ça ne m’empêche pas de vous recommander très vivement d’aller voir l’excellent Fighter)… le propos de Black Swan est particulièrement noir, limite subversif. Car Nina y croit, elle donne tout ce qu’elle a, ne compte pas ses heures ni les sacrifices, elle fait vraiment tout ce qui est en son pouvoir, tient une chance inespérée avec ce rôle qui lui est offert… et pourtant, ça ne fonctionne pas. On souffre avec elle, on aimerait qu’elle parvienne enfin à se dépasser… d’autant plus qu’on a l’habitude, on en a vu, des dizaines de films avec des artistes ou sportifs qui luttent, peinent, puis parviennent après de nombreuses souffrances à se transcender, et tout le monde est content… mais là… c’est encore plus dur qu’on pouvait l’imaginer. Cette délivrance, cette résolution arrivent enfin, le public, sa mère, le chorégraphe, les danseuses et le spectateur sont heureux et soulagés… sauf qu’on s’aperçoit que le prix à payer était bien trop lourd. Et met le spectateur dans l’embarras. Car il n’est pas question ici de la vision romantique d’un art « sacralisé » qui consume les artistes d’une manière quasi-mystique. Ce n’est pas l’art qui les consume, c’est nous, le public, par nos attentes et notre exigence. C’est nous qui voulons voir Nina se libérer, qui attendons d’elle qu’elle se dépasse comme on attend chaque fois l’excellence de la part des artistes, et donc nous qui sommes en partie responsables de ce drame… En l’espace de quelques secondes, Aronofsky nous fait passer de « enfin, voilà ce qu’on attendait, sa métamorphose… » à « merde, pauvre fille, rien ne méritait qu’elle aille jusqu’à une telle extrémité pour nous satisfaire… »
Alors certes, Black Swan n’est pas un film parfait, il a ses défauts, mais au fond… je n’ai pu m’empêcher, en sortant, de me dire « s’il y a une part de Nina en lui, mieux vaut ça qu’un film parfait où Aronofsky se serait réellement tué à la tâche »… J’en suis sorti ému, conquis par la remarquable interprétation de Natalie Portman (Vincent Cassel, Mila Kunis et Barbara Hershey sont aussi parfaits dans leurs rôles), le film m’a donné matière à de nombreuses réflexions… c’est déjà beaucoup, et bien plus que ce que nous proposent la plupart des films…