7 septembre 2009
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19:52
"La musique, ça ne s'explique pas, ça parle directement à nos émotions, nos sensations, notre coeur". Voilà bien un des avis les plus répandus sur la musique. Mais surtout une vision romantique dépassée. Car les émotions et sensations ne sont pas déconnectées de la raison. L'opposition "raison/émotion" (que l'on retrouve dans l'opposition classique/romantique) n'est plus acceptable, on sait bien que l'un va avec l'avec autre. Même sans être féru de psychanalyse, on ne peut nier que l'émotion a sa "raison", sa logique, on n'est pas touché ou ému sans "raisons". Par exemple... contrairement à ce que dit le vieux cliché, l'amour n'est pas aveugle. Si vous êtes beau, intelligent, sympathique, drôle, prévenant et riche, vous aurez beaucoup plus de chances de susciter l'amour que si vous êtes moche, con, désagréable, sinistre et pauvre. J'enfonce une énorme porte ouverte, mais c'est pour briser la plus petite, tenace, qui voudrait nous faire croire qu'émotion et raison sont distincts et se confrontent, et que la musique pourrait parler à l'une sans parler à l'autre. Les émotions ne viennent pas de nulle part, ne sont pas figées, mais évoluent de manière... "rationnelle". Vous pouvez, sans trop l'expliquer, vous sentir bien avec une personne, mais selon ses comportements au fur et à mesure de votre relation, vos émotions fluctueront. Bien souvent de manière extrêmement logique : plus elle se montrera désagréable avec vous, moins vous l'aimerez. C'est aussi bête que cela (à part pour quelques masos, mais c'est une autre histoire... qui s'explique aussi par la raison).
L'amour n'est pas que de "l'émotion pure", et il n'y a aucune raison de considérer que l'art le soit. Nous sommes faits de raison et d'émotion, qui ne sont pas deux parties inconciliables, mais plutôt des ingrédients qui se mélangent et constituent l'alchimie de l'être humain.
Même si vous n'êtes qu'un auditeur "occasionnel" de musique, qui se laisse juste emporter par telle ou telle chanson sans chercher à vous l'expliquer ni la comprendre "intellectuellement"... votre raison intervient dans l'écoute, dans le rapport que vous créez à la musique. Tout comme elle intervient - un niveau plus ou moins conscient - dans nos émotions.
Considérer que la musique serait avant tout de l'émotion, ce n'est qu'un point de vue, qui s'inscrit dans un contexte socio-historique particulier et nous vient du romantisme. Dans l'antiquité grecque comme au Moyen Age, la dimension scientifique de la musique était fondamentale (voir, par exemple, La musique au Moyen Age). La première expérience de physique importante... est une expérience acoustique et musicale, que l'on doit à Pythagore. En étudiant la vibration de cordes (certains pensent qu'il a commencé avec l'étude du poids des marteaux en fonction du son qu'ils produisaient), il en a déduit les bases de ce que sera l'acoustique, et a théorisé les intervalles, les "hauteurs de sons", en leur donnant une assise scientifique. Pour les grecs, comme au Moyen Age (et même encore chez Bach), la musique, c'est "l'art des nombres"... Musique, mathématiques et métaphysique sont liés, l'harmonie des nombres (mathématiques) s'exprime dans la musique et reflète l'harmonie du monde, la perfection divine et cosmique. Cette vision de la musique dans la Grèce antique est toujours la règle au Moyen Age, où la musique ne fait pas partie du "trivium", les arts du langage (dialectique, rhétorique, grammaire), mais du quadrivium : mathématiques, géométrie, musique, astronomie. La musique a donc plus à voir à cette époque avec les maths et la géométrie qu'avec la poésie ou la peinture. Mais la fin du Moyen Age n'est pas pour autant la fin de cette vision "scientifique" de la musique. On connaît l'importance du nombre dans la musique de Bach, qui relie elle aussi le nombre au divin par la musique. Un autre des plus célèbres compositeurs du XVIII° siècle, Jean-Philippe Rameau, se considérait autant comme théoricien que musicien, il a écrit des ouvrages de référence sur l'acoustique, et appliquait ses théories à sa musique. Bien sûr, on ne découvre pas subitement au XIX°, avec les romantiques, que la musique est aussi de "l'émotion"... mais l'émotion n'était pas le critère au coeur de la musique, celui qui la justifiait ou l'expliquait. En réaction contre les romantiques (ou par besoin de trouver de nouvelles voies), les compositeurs du XX° vont revenir à une musique plus "scientifique", objective, et cela du sérialisme dodécaphonique de Schönberg à la musique spectrale des années 70 (musique basée sur l'étude de l'acoustique et du "spectre sonore"), mais aussi chez Xenakis et bien d'autres.
La musique qui ne serait que de l'émotion et n'aurait rien à voir avec le rationnel, c'est un concept qui ne peut que faire sourire les musiciens. Car lorsque l'on apprend la musique, on se rend vite compte que tonalités, gammes, accords, tempo ; tout cela n'a rien à voir avec le hasard ou juste l'inspiration, mais que la logique interne de la musique est très complexe et balisée. Même l'autodidacte qui gratouille sa guitare et vous dit "moi, tu 'ois, les gammes, la théorie, j'm'en tape, j'y connais rien, je fais juste ce qui me vient du plus profond, je laisse juste parler mes émotions"... regardez-le jouer, écoutez-le chanter, et si vous connaissez la théorie, vous verrez qu'il utilise des accords, tonalités et gammes bien précises qui se justifient rationnellement et scientifiquement. Par exemple - si vous n'avez jamais appris la théorie, vous pouvez sauter ce petit passage - dans une tonalité de Do, la structure harmonique sera construite autour d'accords de Do, Sol et Fa (comme chez Mozart, ou dans le blues... et toutes les musiques tonales), avec quelques accords de substitutions, des la mineur ou ré mineur pour varier de temps en temps, des modulations dans les tonalités voisines de Sol, Fa ou la mineur... bref, des rapports de quarte (Do-Fa) et quinte (Do-Sol) déterminants dans toute la construction de ce morceau qu'il croit "libre et inspiré" et qui nous ramènent... aux expériences acoustiques de Pythagore. Et les notes qu'il chantera sur ces accords seront dans la gamme de Do - avec des notes qui ne tomberont pas "par hasard" sur tel ou tel accord - et tout cela peut s'expliquer et se décortiquer de manière extrêmement précise, mathématique et physique. Bref, le type qui gratte une chanson sur guitare d'un air inspiré en prétendant que tout lui vient de ses plus profondes émotions, sans le savoir, il fait des maths et de la physique. De la plus anecdotique des chansons pop à la symphonie romantique la plus exaltée, derrière toute musique, on trouve des règles très précises et "scientifiques", et cela même lorsqu'elles semblent détournées. En voilà une idée d'un prochain article, expliquer les théories acoustiques de Pythagore et Rameau en s'appuyant sur une chanson de Britney Spears...
Faut-il connaître les lois de l'acoustique pour vraiment apprécier et saisir la musique ? Non, bien entendu, mais il faut savoir que derrière une chanson, une oeuvre musicale quelconque, il n'y a pas juste un "artiste inspiré" qui laisse libre cours à son imagination, mais des bases scientifiques très carrées et rationnelles. Et les musiciens qui croient s'en affranchir en ne les étudiant pas sont bien souvent ceux qui en sont le plus dépendants. Un musicien qui ne connaît pas l'harmonie aura tendance à reproduire les parcours harmoniques les plus usuels là où celui qui l'a étudiée trouvera d'autres voies, et saura comment intégrer de nouvelles dissonances (il y a bien sûr des exceptions).
Pourtant, il est évident que dans nos sociétés, l'émotion est devenue le critère déterminant lorsqu'il est question de musique. On se fout de savoir si un compositeur a bâti toute l'architecture d'une de ses oeuvres autour du nombre d'or (enfin, pas Lou et quelques irréductibles), ce qui compte, c'est d'abord l'émotion ressenti. Qu'on le déplore ou non, c'est un fait. Il est donc tout à fait normal que ce soit par l'émotion que l'on juge actuellement de la qualité d'une musique, que l'émotion soit un critère esthétique essentiel. Mais il faut distinguer l'émotion très "personnelle" que l'on peut ressentir au contact d'une musique ; une émotion... qui ne regarde que nous, et l'expression de l'émotion par un artiste. Les deux peuvent se rejoindre, lorsque, justement, on a développé un rapport esthétique à la musique. Pour bien comprendre la différence entre les deux, prenons un petit exemple :
Imaginez une femme, invitée au restaurant par un homme dont elle est tombée amoureuse, attendant ce soir-là que celui-ci lui fasse sa déclaration... ce qu'il fait, mais en sautant sur la table, en arrachant sa chemise et en lui beuglant "Que je t'aime" devant toute la salle. Il peut le faire de la manière la plus sincère possible, penser exprimer au mieux son amour... et cette déclaration qui lui vient pourtant du fond du coeur a de fortes chances de créer l'effet inverse à celui escompté. Si l'on ne parlait que "d'émotion pure", les choses seraient simples : une femme et un homme qui s'aiment, un homme qui fait sa déclaration avec le plus grand enthousiasme, et la femme qui en est comblée, est encore plus amoureuse. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants, fin de l'histoire. Sauf qu'il ne s'agit pas que "d'émotion"... mais aussi de style. Ce qui compte n'est pas uniquement ce qu'on exprime ou ressent, mais la façon dont on l'exprime ou reçoit. Si c'est valable en amour, ça l'est d'autant plus en art et en musique.
Et comme l'esthète qui peut "fondre" devant telle sucrerie pop sans pour autant la considérer comme géniale, la femme dont il est ici question peut trouver "touchante" cette déclaration, mais elle se dira tout de même que ce type est peut-être plus lourdingue et barré que ce qu'elle croyait, et il y a des chances qu'elle remette en question sa relation avec cet homme.
Il n'est jamais question que d'émotion, mais aussi de style et d'intelligence émotionnelle, qui jouent sur notre ressenti. A partir d'une même expression toute simple ("je t'aime") et d'une même émotion, on peut susciter des ressentis très différents selon la manière dont on l'exprime, le cadre dans lequel on se trouve, le moment choisi, etc...
Imaginez, maintenant, un film d'action où le héros bodybuildé ne cesse de balancer "Je suis le plus fort, je vais tous vous écraser," cela au premier degré, chaque fois sur une musique pompeuse avec cuivres pétaradants... peu importe la virtuosité du metteur en scène, ce qui s'exprime est ridicule, et le film ne peut être qu'un navet. Même si l'on a envie de se détendre devant un gros blockbuster pas compliqué, on ne peut qu'être affligé par la bêtise et la puérilité des dialogues.
C'est pour cela qu'on peut considérer que We Are the Champions de Queen... est une énorme daube. Peu importe que la mélodie soit "accrocheuse", ce qui se dit - même en faisait abstraction des paroles - c'est un truc aussi bêta, lourd et simpliste que les exemples précédents. Les musiciens romantiques, eux, savaient aller loin dans l'héroïsme et la puissance sans tomber dans l'emphase grossière. C'est toute la différence entre le grandiose et le grandiloquent, la grandeur et la boursouflure.
Autre exemple, punks vs néo-punks. Il est légitimement possible de dire que ces deux genres sont assez "crétins". La différence, c'est que chez les Sex Pistols, il y avait quelque chose - et cela n'est pas lié qu'à l'attitude, mais aussi à la musique - de vraiment sulfureux, dérangeant pour la société de l'époque, ainsi qu'un minimum d'ironie et de distance. Par contre, chez Blink machin et les autres, il ne reste plus que la crétinerie adolescente.
C'est pour cette raison que le rock des années 50 n'est pas si ridicule et simpliste que certains ont pu le prétendre à l'époque... oui, il était simple, basique, mais il y avait aussi une certaine distance dans le fait de ne pas se prendre totalement au sérieux, une "coolitude" et une légèreté qui ont de quoi désamorcer les critiques.
En musique, on peut exprimer toutes les émotions... le problème, c'est de savoir comment les exprimer (et cela est valable pour tous les arts). Comme dans la vie, on peut, par exeemple, exprimer la joie de tas de manières différentes. Mais ce n'est pas tout d'être joyeux, encore faut-il que cette joie se manifeste avec un minimum d'intelligence, avec une compréhension de l'autre et de comment il va la recevoir. Si vous vous mettez à sauter dans tous les sens en embrassant le moindre passant et en lui criant "je t'aime !", vous aurez juste l'air d'un débile profond (à moins que vous vous trouviez dans une communauté hippie). Vous ne susciterez pas la joie, mais plutôt de l'embarras, des sarcasmes et de la consternation. Il en est de même en musique (et en art).
L'une des grandes limites de la sociologie de la musique, à mon sens, c'est de négliger ce paramètre déterminant qu'est le facteur émotionnel. Lorsque deux personnes reprochent à une troisième d'écouter de la merde, ce n'est sûrement pas qu'une question de classe sociale, de codes et de bonnes références, mais surtout une attaque contre sa sensibilité. Nous avons tous été blessé ou ressenti, à un moment ou à un autre, ce sentiment de "honte" quand d'autres ont ironisé sur tel ou tel de nos goûts musicaux. Non pas parce qu'on nous renvoyait à notre classe sociale "inférieure", ça, on s'en fout pas mal, d'autant plus que depuis de nombreuses années, il est préférable de dire que l'on vient d'un milieu populaire plutôt que de l'élite (excepté dans quelques petits cercles aristocratiques ou de la très grande bourgeoisie... et encore)... le plus dérangeant, c'est l'impression qu'on nie la profondeur et la subtilité de notre sensibilité, que l'on est considéré comme un "bourrin" parce qu'on écouterait des musiques que d'autres jugent trop lourdingues, ou comme quelqu'un de mièvre parce qu'on aimerait des chansons trop mielleuses. C'est en quelque sorte la "justesse" de nos émotions qui est remise en cause lorsque l'on s'attaque à nos goûts musicaux. Nos goûts disent forcément quelque chose de nous, et si vos artistes favoris sont Queen, Bon Jovi, et votre chanson préférée l'atroce Final countdown d'Europe, on imaginera forcément que vous êtes quelqu'un aux émotions un peu "naïves" et primaires, contrairement à un plus subtil fan de Nick Drake, du Velvet et de Dylan. Bien entendu, il se peut que ce ne soit pas le cas, il doit bien exister quelques fans de Bon Jovi, Queen et Europe avec une sensibilité assez fine et une vraie "intelligence émotionnelle"... mais dans ce cas, vous ne pouvez aimer uniquement ce type de groupes, et vous comprendrez parfaitement, si, mettons, vous vous mettez à discuter musique avec une fille charmante que vous espérez séduire... qu'il est préférable d'éviter de commencer à lui parler de votre passion pour le hard FM, mais plutôt de Dylan, des Beatles, de Bowie ou de tout autre artiste plus subtil...
Pourquoi en revenir toujours à des jeux de séduction ? Car la musique est un art de la séduction (sans doute plus que les autres - particulièrement à notre époque - mais il est vrai que la séduction est au coeur de tout art)... et cela même dans le cas de musiques violentes, dissonantes, expérimentales. On y séduit en proposant quelque chose qui va véritablement "marquer" l'auditeur, et l'on cherche à séduire ceux qui... refusent de se laisser séduire par la mélasse sentimentalo-niaise diffusée à longueur de journée sur les radios commerciales.
Et comme dans tout jeu de séduction, l'autre ne peut interpréter vos émotions qu'à partir de la manière dont vous les exprimez. Ainsi, le rôle d'un critique musical, d'un "esthète", c'est aussi d'être un "passeur d'émotion", un filtre entre les artistes et les auditeurs, qui se donne pour but d'orienter vers des musiques où les émotions s'expriment de la manière la plus intéressante, subtile, convaincante... séduisante. Car il ne suffit pas à un album d'être original et accrocheur (après tout, certains albums de Queen le sont) pour être un grand album, le style (donc l'expression de l'émotion) est tout autant fondamental.
Le problème... c'est bien évidemment qu'il y a une bonne part de subjectif dans tout cela. Pour deux amateurs aussi exigeants l'un que l'autre, l'un pourra trouver telle chanson "mièvre", l'autre "magnifique". Mais c'est aussi pour cette raison que les débats sur la musique et nos goûts sont passionnants, parce qu'il n'y a pas une vérité scientifique qui s'impose à tous et ferme le débat, mais bien parce que tout est à construire et à réinventer en fonction des époques, du contexte, de nos conditionnements, de nos rapports aux émotions et à leur expression, qui sont eux-mêmes culturels. Ce ne sont donc pas qu'à des questions de contexte historico-social ou d'originalité que nous renvoie l'esthétique, mais aussi à notre manière de vivre, exprimer et communiquer nos émotions...
Sur le même sujet :
Esthétique et ressenti
L'amour n'est pas que de "l'émotion pure", et il n'y a aucune raison de considérer que l'art le soit. Nous sommes faits de raison et d'émotion, qui ne sont pas deux parties inconciliables, mais plutôt des ingrédients qui se mélangent et constituent l'alchimie de l'être humain.
Même si vous n'êtes qu'un auditeur "occasionnel" de musique, qui se laisse juste emporter par telle ou telle chanson sans chercher à vous l'expliquer ni la comprendre "intellectuellement"... votre raison intervient dans l'écoute, dans le rapport que vous créez à la musique. Tout comme elle intervient - un niveau plus ou moins conscient - dans nos émotions.
Considérer que la musique serait avant tout de l'émotion, ce n'est qu'un point de vue, qui s'inscrit dans un contexte socio-historique particulier et nous vient du romantisme. Dans l'antiquité grecque comme au Moyen Age, la dimension scientifique de la musique était fondamentale (voir, par exemple, La musique au Moyen Age). La première expérience de physique importante... est une expérience acoustique et musicale, que l'on doit à Pythagore. En étudiant la vibration de cordes (certains pensent qu'il a commencé avec l'étude du poids des marteaux en fonction du son qu'ils produisaient), il en a déduit les bases de ce que sera l'acoustique, et a théorisé les intervalles, les "hauteurs de sons", en leur donnant une assise scientifique. Pour les grecs, comme au Moyen Age (et même encore chez Bach), la musique, c'est "l'art des nombres"... Musique, mathématiques et métaphysique sont liés, l'harmonie des nombres (mathématiques) s'exprime dans la musique et reflète l'harmonie du monde, la perfection divine et cosmique. Cette vision de la musique dans la Grèce antique est toujours la règle au Moyen Age, où la musique ne fait pas partie du "trivium", les arts du langage (dialectique, rhétorique, grammaire), mais du quadrivium : mathématiques, géométrie, musique, astronomie. La musique a donc plus à voir à cette époque avec les maths et la géométrie qu'avec la poésie ou la peinture. Mais la fin du Moyen Age n'est pas pour autant la fin de cette vision "scientifique" de la musique. On connaît l'importance du nombre dans la musique de Bach, qui relie elle aussi le nombre au divin par la musique. Un autre des plus célèbres compositeurs du XVIII° siècle, Jean-Philippe Rameau, se considérait autant comme théoricien que musicien, il a écrit des ouvrages de référence sur l'acoustique, et appliquait ses théories à sa musique. Bien sûr, on ne découvre pas subitement au XIX°, avec les romantiques, que la musique est aussi de "l'émotion"... mais l'émotion n'était pas le critère au coeur de la musique, celui qui la justifiait ou l'expliquait. En réaction contre les romantiques (ou par besoin de trouver de nouvelles voies), les compositeurs du XX° vont revenir à une musique plus "scientifique", objective, et cela du sérialisme dodécaphonique de Schönberg à la musique spectrale des années 70 (musique basée sur l'étude de l'acoustique et du "spectre sonore"), mais aussi chez Xenakis et bien d'autres.
La musique qui ne serait que de l'émotion et n'aurait rien à voir avec le rationnel, c'est un concept qui ne peut que faire sourire les musiciens. Car lorsque l'on apprend la musique, on se rend vite compte que tonalités, gammes, accords, tempo ; tout cela n'a rien à voir avec le hasard ou juste l'inspiration, mais que la logique interne de la musique est très complexe et balisée. Même l'autodidacte qui gratouille sa guitare et vous dit "moi, tu 'ois, les gammes, la théorie, j'm'en tape, j'y connais rien, je fais juste ce qui me vient du plus profond, je laisse juste parler mes émotions"... regardez-le jouer, écoutez-le chanter, et si vous connaissez la théorie, vous verrez qu'il utilise des accords, tonalités et gammes bien précises qui se justifient rationnellement et scientifiquement. Par exemple - si vous n'avez jamais appris la théorie, vous pouvez sauter ce petit passage - dans une tonalité de Do, la structure harmonique sera construite autour d'accords de Do, Sol et Fa (comme chez Mozart, ou dans le blues... et toutes les musiques tonales), avec quelques accords de substitutions, des la mineur ou ré mineur pour varier de temps en temps, des modulations dans les tonalités voisines de Sol, Fa ou la mineur... bref, des rapports de quarte (Do-Fa) et quinte (Do-Sol) déterminants dans toute la construction de ce morceau qu'il croit "libre et inspiré" et qui nous ramènent... aux expériences acoustiques de Pythagore. Et les notes qu'il chantera sur ces accords seront dans la gamme de Do - avec des notes qui ne tomberont pas "par hasard" sur tel ou tel accord - et tout cela peut s'expliquer et se décortiquer de manière extrêmement précise, mathématique et physique. Bref, le type qui gratte une chanson sur guitare d'un air inspiré en prétendant que tout lui vient de ses plus profondes émotions, sans le savoir, il fait des maths et de la physique. De la plus anecdotique des chansons pop à la symphonie romantique la plus exaltée, derrière toute musique, on trouve des règles très précises et "scientifiques", et cela même lorsqu'elles semblent détournées. En voilà une idée d'un prochain article, expliquer les théories acoustiques de Pythagore et Rameau en s'appuyant sur une chanson de Britney Spears...
Faut-il connaître les lois de l'acoustique pour vraiment apprécier et saisir la musique ? Non, bien entendu, mais il faut savoir que derrière une chanson, une oeuvre musicale quelconque, il n'y a pas juste un "artiste inspiré" qui laisse libre cours à son imagination, mais des bases scientifiques très carrées et rationnelles. Et les musiciens qui croient s'en affranchir en ne les étudiant pas sont bien souvent ceux qui en sont le plus dépendants. Un musicien qui ne connaît pas l'harmonie aura tendance à reproduire les parcours harmoniques les plus usuels là où celui qui l'a étudiée trouvera d'autres voies, et saura comment intégrer de nouvelles dissonances (il y a bien sûr des exceptions).
Pourtant, il est évident que dans nos sociétés, l'émotion est devenue le critère déterminant lorsqu'il est question de musique. On se fout de savoir si un compositeur a bâti toute l'architecture d'une de ses oeuvres autour du nombre d'or (enfin, pas Lou et quelques irréductibles), ce qui compte, c'est d'abord l'émotion ressenti. Qu'on le déplore ou non, c'est un fait. Il est donc tout à fait normal que ce soit par l'émotion que l'on juge actuellement de la qualité d'une musique, que l'émotion soit un critère esthétique essentiel. Mais il faut distinguer l'émotion très "personnelle" que l'on peut ressentir au contact d'une musique ; une émotion... qui ne regarde que nous, et l'expression de l'émotion par un artiste. Les deux peuvent se rejoindre, lorsque, justement, on a développé un rapport esthétique à la musique. Pour bien comprendre la différence entre les deux, prenons un petit exemple :
Imaginez une femme, invitée au restaurant par un homme dont elle est tombée amoureuse, attendant ce soir-là que celui-ci lui fasse sa déclaration... ce qu'il fait, mais en sautant sur la table, en arrachant sa chemise et en lui beuglant "Que je t'aime" devant toute la salle. Il peut le faire de la manière la plus sincère possible, penser exprimer au mieux son amour... et cette déclaration qui lui vient pourtant du fond du coeur a de fortes chances de créer l'effet inverse à celui escompté. Si l'on ne parlait que "d'émotion pure", les choses seraient simples : une femme et un homme qui s'aiment, un homme qui fait sa déclaration avec le plus grand enthousiasme, et la femme qui en est comblée, est encore plus amoureuse. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants, fin de l'histoire. Sauf qu'il ne s'agit pas que "d'émotion"... mais aussi de style. Ce qui compte n'est pas uniquement ce qu'on exprime ou ressent, mais la façon dont on l'exprime ou reçoit. Si c'est valable en amour, ça l'est d'autant plus en art et en musique.
Et comme l'esthète qui peut "fondre" devant telle sucrerie pop sans pour autant la considérer comme géniale, la femme dont il est ici question peut trouver "touchante" cette déclaration, mais elle se dira tout de même que ce type est peut-être plus lourdingue et barré que ce qu'elle croyait, et il y a des chances qu'elle remette en question sa relation avec cet homme.
Il n'est jamais question que d'émotion, mais aussi de style et d'intelligence émotionnelle, qui jouent sur notre ressenti. A partir d'une même expression toute simple ("je t'aime") et d'une même émotion, on peut susciter des ressentis très différents selon la manière dont on l'exprime, le cadre dans lequel on se trouve, le moment choisi, etc...
Imaginez, maintenant, un film d'action où le héros bodybuildé ne cesse de balancer "Je suis le plus fort, je vais tous vous écraser," cela au premier degré, chaque fois sur une musique pompeuse avec cuivres pétaradants... peu importe la virtuosité du metteur en scène, ce qui s'exprime est ridicule, et le film ne peut être qu'un navet. Même si l'on a envie de se détendre devant un gros blockbuster pas compliqué, on ne peut qu'être affligé par la bêtise et la puérilité des dialogues.
C'est pour cela qu'on peut considérer que We Are the Champions de Queen... est une énorme daube. Peu importe que la mélodie soit "accrocheuse", ce qui se dit - même en faisait abstraction des paroles - c'est un truc aussi bêta, lourd et simpliste que les exemples précédents. Les musiciens romantiques, eux, savaient aller loin dans l'héroïsme et la puissance sans tomber dans l'emphase grossière. C'est toute la différence entre le grandiose et le grandiloquent, la grandeur et la boursouflure.
Autre exemple, punks vs néo-punks. Il est légitimement possible de dire que ces deux genres sont assez "crétins". La différence, c'est que chez les Sex Pistols, il y avait quelque chose - et cela n'est pas lié qu'à l'attitude, mais aussi à la musique - de vraiment sulfureux, dérangeant pour la société de l'époque, ainsi qu'un minimum d'ironie et de distance. Par contre, chez Blink machin et les autres, il ne reste plus que la crétinerie adolescente.
C'est pour cette raison que le rock des années 50 n'est pas si ridicule et simpliste que certains ont pu le prétendre à l'époque... oui, il était simple, basique, mais il y avait aussi une certaine distance dans le fait de ne pas se prendre totalement au sérieux, une "coolitude" et une légèreté qui ont de quoi désamorcer les critiques.
En musique, on peut exprimer toutes les émotions... le problème, c'est de savoir comment les exprimer (et cela est valable pour tous les arts). Comme dans la vie, on peut, par exeemple, exprimer la joie de tas de manières différentes. Mais ce n'est pas tout d'être joyeux, encore faut-il que cette joie se manifeste avec un minimum d'intelligence, avec une compréhension de l'autre et de comment il va la recevoir. Si vous vous mettez à sauter dans tous les sens en embrassant le moindre passant et en lui criant "je t'aime !", vous aurez juste l'air d'un débile profond (à moins que vous vous trouviez dans une communauté hippie). Vous ne susciterez pas la joie, mais plutôt de l'embarras, des sarcasmes et de la consternation. Il en est de même en musique (et en art).
L'une des grandes limites de la sociologie de la musique, à mon sens, c'est de négliger ce paramètre déterminant qu'est le facteur émotionnel. Lorsque deux personnes reprochent à une troisième d'écouter de la merde, ce n'est sûrement pas qu'une question de classe sociale, de codes et de bonnes références, mais surtout une attaque contre sa sensibilité. Nous avons tous été blessé ou ressenti, à un moment ou à un autre, ce sentiment de "honte" quand d'autres ont ironisé sur tel ou tel de nos goûts musicaux. Non pas parce qu'on nous renvoyait à notre classe sociale "inférieure", ça, on s'en fout pas mal, d'autant plus que depuis de nombreuses années, il est préférable de dire que l'on vient d'un milieu populaire plutôt que de l'élite (excepté dans quelques petits cercles aristocratiques ou de la très grande bourgeoisie... et encore)... le plus dérangeant, c'est l'impression qu'on nie la profondeur et la subtilité de notre sensibilité, que l'on est considéré comme un "bourrin" parce qu'on écouterait des musiques que d'autres jugent trop lourdingues, ou comme quelqu'un de mièvre parce qu'on aimerait des chansons trop mielleuses. C'est en quelque sorte la "justesse" de nos émotions qui est remise en cause lorsque l'on s'attaque à nos goûts musicaux. Nos goûts disent forcément quelque chose de nous, et si vos artistes favoris sont Queen, Bon Jovi, et votre chanson préférée l'atroce Final countdown d'Europe, on imaginera forcément que vous êtes quelqu'un aux émotions un peu "naïves" et primaires, contrairement à un plus subtil fan de Nick Drake, du Velvet et de Dylan. Bien entendu, il se peut que ce ne soit pas le cas, il doit bien exister quelques fans de Bon Jovi, Queen et Europe avec une sensibilité assez fine et une vraie "intelligence émotionnelle"... mais dans ce cas, vous ne pouvez aimer uniquement ce type de groupes, et vous comprendrez parfaitement, si, mettons, vous vous mettez à discuter musique avec une fille charmante que vous espérez séduire... qu'il est préférable d'éviter de commencer à lui parler de votre passion pour le hard FM, mais plutôt de Dylan, des Beatles, de Bowie ou de tout autre artiste plus subtil...
Pourquoi en revenir toujours à des jeux de séduction ? Car la musique est un art de la séduction (sans doute plus que les autres - particulièrement à notre époque - mais il est vrai que la séduction est au coeur de tout art)... et cela même dans le cas de musiques violentes, dissonantes, expérimentales. On y séduit en proposant quelque chose qui va véritablement "marquer" l'auditeur, et l'on cherche à séduire ceux qui... refusent de se laisser séduire par la mélasse sentimentalo-niaise diffusée à longueur de journée sur les radios commerciales.
Et comme dans tout jeu de séduction, l'autre ne peut interpréter vos émotions qu'à partir de la manière dont vous les exprimez. Ainsi, le rôle d'un critique musical, d'un "esthète", c'est aussi d'être un "passeur d'émotion", un filtre entre les artistes et les auditeurs, qui se donne pour but d'orienter vers des musiques où les émotions s'expriment de la manière la plus intéressante, subtile, convaincante... séduisante. Car il ne suffit pas à un album d'être original et accrocheur (après tout, certains albums de Queen le sont) pour être un grand album, le style (donc l'expression de l'émotion) est tout autant fondamental.
Le problème... c'est bien évidemment qu'il y a une bonne part de subjectif dans tout cela. Pour deux amateurs aussi exigeants l'un que l'autre, l'un pourra trouver telle chanson "mièvre", l'autre "magnifique". Mais c'est aussi pour cette raison que les débats sur la musique et nos goûts sont passionnants, parce qu'il n'y a pas une vérité scientifique qui s'impose à tous et ferme le débat, mais bien parce que tout est à construire et à réinventer en fonction des époques, du contexte, de nos conditionnements, de nos rapports aux émotions et à leur expression, qui sont eux-mêmes culturels. Ce ne sont donc pas qu'à des questions de contexte historico-social ou d'originalité que nous renvoie l'esthétique, mais aussi à notre manière de vivre, exprimer et communiquer nos émotions...
Sur le même sujet :
Esthétique et ressenti