Jazz 1959 - Atlantic *****
Blues and Roots… un titre approprié et trompeur.
Approprié, parce que le jazz est ici très proche d’une de ses principales racines, le blues. Par la rudesse, la tension, la rythmique très affirmée et " lourde ". Lourdeur… un terme qui colle bien à l’album. Mais cette lourdeur-là n’a rien de pataud, bourrin et bovin. C’est du lourd, pas du lourdingue. Un jazz très physique, qui se joue avec les " tripes ", dans l’urgence, avec un gros son, de l’intensité et de la hargne, des solistes qui ne font pas semblant de souffler. C’est du hard-bop pur et dur, à l’opposé de l’autre courant de l’époque, le jazz cool atmosphérique et feutré.
Trompeur... parce qu’on est loin de la simplicité et du dénuement du blues. La musique de Mingus est d’une grande richesse et d’une grande complexité, notamment par ses structures. Ses ruptures, changements d’atmosphères sont d’ailleurs une des raisons qui font de Mingus un des jazzmen les plus accessibles. Cela peut sembler paradoxal… mais lorsque l’on n’est pas " initié " au jazz, on peut avoir un peu de mal avec des morceaux où se répète la même grille et où s’enchaînent de longs solos. Chez Mingus, la succession fréquente de passages divers et variés fait qu’il est difficile de s’ennuyer (à moins d’être totalement insensible au jazz). Mingus a étudié le classique, c’est peut-être en partie de là que lui vient ce goût pour le travail sur la forme.
En caricaturant quelque peu, on pourrait avancer que l’esthétique de Mingus est au jazz ce que celle de Led Zeppelin est au rock. Un retour au blues pour accentuer la densité et l’intensité, des riffs lourds et accrocheurs, une ouverture d’esprit et une riche culture musicale qui expliquent les emprunts à des musiques très diverses (du classique aux musiques " ethniques "), des morceaux composés de plusieurs parties distinctes. Si le jazz de Mingus ne ressemble pas vraiment au rock de Led Zeppelin, il y a tout de même de nombreux points de rencontres.
Blues and Roots, c’est l’artillerie lourde du jazz. Mais les artificiers y sont des experts, des virtuoses qui visent avec la plus grande précision. Mingus sait donner l’impression d’un bordel sauvage et débridé, dans le style du New-Orleans du début du XXè, mais il ne faut pas s’y tromper, son bordel est remarquablement organisé (peu importe que l’on dise que les sessions ont été " anarchiques ", le résultat est que tout cela fonctionne à merveille et que les musiciens maîtrisent leur partie à la perfection).
Tous les titres sont excellents, Wednesday Night Prayer Meeting et E’s Flat Ah’s flat too sont puissants et catharsistiques, Tensions est plus sombre, voire légèrement inquiétant (avec son thème qui rebondit comme une balle de ping-pong), Cryin’ blues… comme son nom l’indique, My Jelly Roll Soul (hommage à Jelly Roll Morton) qui se distingue des autres par sa joliesse. Le meilleur pour la fin, le génial Moanin’, que j’ai écouté des centaines de fois et qui me fascine toujours autant. Si je ne devais emporter qu’un seul morceau de jazz sur une île déserte…
L’album a été enregistré en février 1959, à New-York dans les studios d’Atlantic, avec la formation suivante :
Charles Mingus : contrebasse
Jackie McLean et John Handy : sax alto
Booker Ervin : sax tenor
Pepper Adams : sax bariton
Jimmy Knepper et Willie Dennis : trombones
Horace Parlan : piano (Mal Waldron au piano sur E’s flat…)
Dannie Richmond : batterie
1. Wednesday Night Prayer Meeting
2. Cryin’ blues
3. Moanin’
4. Tensions
5. My Jelly Roll Soul
6. E’s Flat Ah’s flat too
Chroniques de deux autres albums de Mingus