Suite à l'excellent article de Ska sur le polémique clip de Justice, Stress, j'ai décidé d'y aller moi aussi de mon commentaire. Le paradoxe, c'est que je ne comptais pas alimenter cette polémique alors que le visionnage de cette vidéo m'a laissé plutôt perplexe... je partage le ressenti assez général, que l'on retrouve dans les commentaires de l'article de Ska, trouvant qu'il y a quelque chose d'assez désagréable et méprisable dans cette utilisation caricaturale de la violence de jeunes de banlieues... pourtant, je ne suis pas d'accord avec la plupart des arguments que je lis contre ce clip, et c'est pourquoi je choisis, malgré tout, de le défendre.
Tout d'abord, pour ceux qui ne le connaissent pas et veulent se faire leur propre opinion avant de lire la suite, voici l'objet du délit :
- Alimenter des tensions, susciter la violence, pour que Justice vende sa musique et sa marque de fringues, c'est lamentable.
Je suis entièrement d'accord (ça part mal, pour les défendre). Mais, à côté de cela, combien de groupes ont flatté les "bas instincts", joué sur la violence, la provoc', pour vendre leurs musiques ?
Les Stones se sont bien fabriqués une image de mauvais garçons, par opposition aux Beatles, et parce que c'était "vendeur"... et ont ainsi influencé la jeunesse de l'époque...
Les mouvements rock, hard, punk, rap, électro, sont des mouvements qui ont toujours eu à voir avec la rébellion, la provoc, des musiques destinées au "défoulement" des frustrations, défoulement souvent "bête et méchant".
Depuis les origines du rock, les musiciens cherchent à choquer la société, les bonnes moeurs, usant parfois de provoc' facile, et avec des intentions commerciales, souvent... On pense aux Stones, à Mc Laren avec les Sex Pistols, à Manson, à N.W.A., Eminem, 50cent... pour citer les exemples les plus marquants.
Rock, rap & co ne sont pas des mouvements de purs philanthropes humanistes désintéressés...
En faire des tonnes dans la provoc' pour vendre et se faire remarquer, c'est monnaie courante dans le rock et le rap, Justice ne sont pas les premiers, ni les derniers... de plus, il faut tout de même leur accorder une vraie prise de risque, leur énorme tube D.A.N.C.E. leur a ouvert un vaste public international... et avec cette nouvelle vidéo - et ce morceau particulièrement sombre - ils font tout pour rebuter le grand public.
- Ce clip donne du grain à moudre à l'extrême-droite et aux sarkozystes, il présente la même image des jeunes de banlieues que eux font passer auprès de la population.
C'est vrai... si on se met dans la tête d'un sarkozyste ou d'un type d'extrême-droite, on voit bien que c'est de nature à alimenter leurs fantasmes sur les jeunes de banlieues "tous des sauvages, inintégrables et ingérables, des dangers pour la société"...
Mais... ils n'ont pas attendu ce clip pour présenter cette image "déplorable" et se convaincre de cela, il leur suffit d'avoir entendu les paroles de titres de rap et d'être tombé sur les clips ! Et pas seulement dans le gangsta-rap. Les Roots, groupe de rap bien plus subtil et modéré que la moyenne, qui ne joue d'ordinaire pas sur les clichés "gangsta" et critique même les discours tendancieux que l'on trouve chez bon nombre de rappeurs... les Roots, justement, viennent de sortir un clip qui n'a pas grand chose à envier à celui de Justice de ce point de vue. A voir non seulement pour l'exemple, mais aussi parce que c'est un excellent morceau de rap, le meilleur et plus intense que j'ai entendu cette année :
Dans un autre genre, le Wu-Tang Clan... pas du gangsta-rap, et pourtant, mettez-vous 2 minutes dans la tête d'un mec d'extrême-droite (ou de quiconque ayant pas mal de préjugés sur les noirs, jeunes de banlieues, immigrés etc...) et regardez leur fameux Wu-Tang Clan ain't nuthing ta f' wit (un de mes titres préférés tous genres confondus) :
Que voulez-vous penser d'autre, de ce point de vue, que : "ce sont des sauvages et des dangers pour la société"... Mais c'est aussi l'image que souhaitent donner cette jeunesse des quartiers, une manière d'incarner ce qui fait peur pour renverser symboliquement le processus de domination, ce que j'expliquais dans mon analyse de Wolves du même Wu-Tang Clan.
Il y aurait des centaines de clips de rap qui auraient fait aussi bien l'affaire, qui ont de quoi rebuter radicalement les xénophobes, racistes, et les conforter dans leurs opinions. Et alors ? Le rap, le rock, l'électro n'ont pas vocation à remplacer l'éducation nationale ou les institutions, ce sont des cris de révolte, du défoulement, de la contestation, de la provocation.
- Il n'y a pas de propos "intelligent", pas de nuances.
Il n'y en a pas plus dans bon nombre de morceaux rock et hip-hop.
Entre Bono et Sid Vicious, le rock a choisi son camp, depuis longtemps. Suffit de lire des blogs de rock pour constater que U2 est un des groupes les plus détestés, moqués, et les Sex Pistols un des plus respectés. Pourtant, on a de quoi être totalement d'accord avec Bono : oui, il faut sauver la forêt amazonienne, aider l'Afrique... et trouver malsain et crétin de voir Sid Vicious affublé d'une croix gammée. Mais cette échelle de valeurs ne fonctionne pas dans le rock, les sermons de Bono sont emmerdants, et les provoc' de Sid Vicious sont rock'n'roll...
Certes, des Dylan et des Springsteen ont su, eux, écrire des textes politisés, responsables, intelligents,sensibles... mais ils sont des exceptions, ce n'est pas l'essence du rock que de suivre cette voie casse-gueule.
Vous imagineriez Jim Morrison, Hendrix, Joplin, après une vie saine et raisonnable, discuter aujourd'hui politique intérieure américaine autour d'un thé vert (du commerce équitable, bien sûr) ?
Ce qu'on attend du rock ou du rap, c'est que ça cogne, ça groove, de se prendre des claques, pas des leçons de morale. Avoir l'impression, lorsqu'on écoute du rock, d'entendre un discours de Ségolène Royal, c'est chiant...
Sincèrement... ça intéresse quelqu'un du rap modéré et poli, avec un texte du genre :
Hier, j'ai croisé un flic qui m'a légèrement importuné,
Il a quelque peu abusé de son pouvoir,
Mais pour autant, ne les mettons pas tous dans le même panier
La plupart font juste leur devoir
Leur vie est pas toujours facile non plus
Mes frères, ne faisons pas d'amalgames
Il faut que le respect règne dans nos rues
Ceci afin d'éviter de bien tristes drames
Amis policiers, serrons-nous la main
Que cela augure de joyeux lendemains
Je le laisse à votre disposition, libre de droits, à condition que vous m'indiquiez le nom de votre groupe, que je ne l'écoute jamais...
- Justice n'a pas de légitimité
On peut comprendre qu'un groupe de rap de jeunes de quartiers défavorisés ait "la haine", crie sa révolte, ses frustrations, provoque... Par contre, des versaillais qui font de l'électro... sûr qu'ils semblent pas les mieux placés pour traiter de ce sujet. Pourtant, s'il est normal de se demander pourquoi Justice a choisi un tel clip, il n'y a pas lieu de leur refuser le droit de s'emparer de ce phénomène. Sinon, on n'aurait pas le droit de faire du blues si l'on n'est pas noir américain, de faire du rap si l'on ne vient pas d'un ghetto... chacun resterait enfermé dans sa petite niche, et ce serait assez pathétique (dans les commentaires de son article, Ska démonte assez bien cet argument).
- C'est un très mauvais exemple, ça pourrait influencer les jeunes, les pousser à l'acte...
Les mauvais exemples, qui ont influencé la jeunesse, ils sont légions dans le rock et le rap, même parmi les plus illustres.
Des jeunes qui se sont pris pour Jim Morrison, jouant les équilibristes sous LSD sur la rambarde du balcon, au 5° étage... des fanas de Syd Barrett tombés dans le même état que leur idole... des fans de gangsta-rap qui ont voulu faire comme les stars du genre... des amateurs de black metal qui se lancent dans le satanisme, qui profanent des cimetières... des types devenus fous qui ont découpé toute leur famille parce qu'ils n'en pouvaient plus de leur fille mettant du Lorie à fond (bon, ça, c'est autre chose).
On pourrait aussi reparler du fameux massacre de Columbine, par un fan qui s'est dit influencé par Marilyn Manson.
L'argument de la "mauvaise influence" a été très souvent utilisé, aux Etats-Unis, par des associations chrétiennes, des gens de droite et d'extrême-droite, depuis les tous débuts du rock... musique satanique, qui pervertit la jeunesse avec ses rythmes trop rapides et ses paroles provocantes. Et le rock ayant toujours eu à coeur d'aller chaque fois plus loin dans la provoc', les puritains ont toujours trouvé de bonnes raisons pour se scandaliser : paroles qui poussent au suicide ou à la violence, apologie de la drogue et des moeurs "dissolues", références sataniques dans le hard, anti-christianisme etc, etc...
D'un côté, tout cela est ridicule et mensonger, car cette influence est très limitée... des milliers de jeunes ont écouté et aimé Necrophiliac de Slayer, ils ne sont pas devenus nécrophiles pour autant.
Ceux qui en viennent à des actes délictueux, criminels, après avoir écouté tel ou tel groupe... ont de toute façon un problème et auraient d'une manière ou d'une autre basculé dans le "côté obscur".
Mais on ne peut se cacher derrière cette évidence et faire comme s'il n'y avait aucune influence. L'adolescence est un âge critique, on se cherche, on s'identifie à des modèles... qui sont souvent des stars du rock, du rap. Mais la liberté de création, d'expression, est aussi à ce prix, savoir que des gens influençables risquent de confondre fiction et réalité, expression artistique et manifeste politique... Ce n'est pas aux artistes de se substituer aux parents, institutions, politiques...
De plus, Justice n'est sûrement pas un groupe qui a une forte influence chez les jeunes de banlieues... ceux qui pensent qu'il faudrait censurer cette vidéo à cause de sa "mauvaise influence" (Justice ne veut de toute façon pas qu'il soit diffusé à la télé), devraient avant tout demander à ce que l'on interdise Scarface, bien plus "influent" auprès des jeunes de quartiers, un modèle beaucoup plus fort... mais si on commence par là, faudra ensuite s'occuper de pas mal de titres de rap, de rock... et la censure d'oeuvres qui ont une mauvaise influence, ça nous ramène tout de même aux politiques culturelles de Staline et Hitler...
- Il n'y a pas de "point de vue"
C'est une des critiques les plus pertinentes... parce que l'art, ce n'est pas du "réel à l'état brut", c'est un propos, une métaphore, une vision. Rien de tel ici, on ne sait absolument pas ce que veulent signifier Justice. Si encore il y avait des paroles... certes, il y a un titre, et l'on peut interpréter les images comme l'incarnation de ce qui angoisse et "stresse" le plus une partie de la société française, cette peur - parfois irraisonnée et raciste - des jeunes de banlieues, ou le "stress" de ces jeunes qui ont l'impression de vivre dans une société hostile, sans perspectives d'avenir, et expriment leurs frustrations par le biais de cette violence.
Que le spectateur se sente autant perdu devant ces images sans message, ça me semble tout de même intéressant. On vit dans un monde et une société où l'on voudrait tout expliquer, comprendre, décrypter, où chacun, sur le net, y va de son commentaire sur n'importe quel sujet (forums, blogs) puisque tout le monde se sent autorisé à donner son avis sur tout (et surtout ce clip, comme je le fais ici). Le problème de la délinquance dans les banlieues est un des plus discutés, peut-être le plus sensible en France actuellement... Alors proposer des images choquantes, très réalistes qui touchent au coeur de la peur la plus forte d'une partie de la population, sans le moindre point de vue, ce n'est pas inintéressant.
Ce clip, s'il a un mérite, c'est d'être un des moins consensuels qui soit. Il a de quoi choquer tous les gens de gauche "c'est scandaleux, ce n'est pas que ça, les jeunes de banlieues"... mais en mettant de côté cette bonne conscience de gauche, faut bien avouer que c'est aussi ça, il y a une attirance pour la violence gratuite qui n'est pas négligeable... "l'angélisme de gauche", cette politique de l'autruche sur des questions qui angoissent beaucoup de français, c'est aussi une des raisons de l'échec récurrent de la gauche depuis les années 90. Et de quoi choquer tout autant les sarko-lepénistes car, même si cela peut les conforter dans certains préjugés, le clip met en scène leur "cauchemar", il a un effet repoussoir et je doute que beaucoup puissent regarder la vidéo en entier.
Alors quand on voit le nombre de gens qui ont de quoi être choqués par ce clip, même parmi des fans de rock et rap qui en ont vu, eux, des provocations outrancières... on a quelque part envie de leur dire "vous avez tout de même vraiment réussi un truc, là..."
Les explications moyennement convaincantes de Justice, ici.
Wolves , du Wu-Tang Clan
L'article de Ska