5 avril 2008
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Lorsque Thom a lancé l'idée d'un crossover sur des oeuvres liant musique et littérature, je n'ai pas eu à chercher longtemps, une s'est immédiatement imposée à moi, les sublimes Kreisleriana (1838) de Schumann. Chef-d'oeuvre où se "rencontrent" deux génies... qui sont tous deux en quelque sorte le "double inversé de l'autre".
E.T.A. Hoffmann (1776-1822) et Robert Schumann (1810-1856) ont chacun longtemps hésité entre la musique et la littérature. Mais l'art auquel ils ont renoncé continuera à hanter leurs oeuvres, et à les passionner. Hoffmann se consacrera à la littérature (même s'il composait "à ses heures perdues"), devenant un des pères et des maîtres du fantastique... mais la musique reste très présente dans ses écrits. Par de nombreuses critiques musicales, bien sûr, mais aussi au coeur de ses nouvelles et romans avec notamment le personnage de Kreisler.
Schumann, le "romantique des romantiques" comme on l'a surnommé, deviendra un des plus grands compositeurs de l'histoire (il n'a pas été reconnu comme il le méritait de son vivant), mais la littérature inspirera nombre de ses compositions, et ses chroniques musicales lui permettront de satisfaire son besoin d'écriture.
Les Kreisleriana et Le Chat Murr
Les Kreisleriana de Schumann sont un cycle de 8 pièces pour piano, inspirées par le roman d'Hoffmann Le Chat Murr (1821), qui a pour personnages principaux un musicien extravagant, Johannes Kreisler, et... un chat. Un roman d'une grande originalité, pas simplement parce qu'un chat y tient un rôle majeur, ni même parce que ce chat doué d'intelligence sait lire, écrire et rédige ses mémoires, mais parce que dans la préface Hoffmann écrit que l'on a retrouvé un manuscrit retraçant la vie d'un certain Kreisler... dont un chat aurait utilisé des feuilles pour écrire sa propre histoire. Le titre complet de l'ouvrage est d'ailleurs : Les sages réflexions du Chat Murr, entremêlées d'une biographie fragmentaire du maître de chapelle Johannès Kreisler présentée au hasard de feuillets arrachés. Ainsi, s'entremêlent de manière souvent surprenante des fragments de ces deux histoires, Hoffmann n'hésitant pas à faire des coupures brusques qui donnent à chacun de ces fragments des impressions d'inachèvement, puisqu'on est parfois arrêté en plein milieu d'une situation touchant la vie de l'un pour revenir à celle de l'autre. Le roman est lui-même inachevé (Hoffmann l'a laissé tombé à la mort de sa source d'inspiration... son chat, qu'il avait appelé "Murr" en raison de ses ronronnements), ce qui est finalement en accord avec la structure et le style de l'ouvrage.
Nouveau jeu de double, donc, entre Kreisler et le chat (leurs histoires ne sont pas sans rapport, puisque le maître du chat est un vieux professeur, confident de Kreisler qui fût un de ses élèves) ; tous deux ont en commun leur marginalité. Un jeune chat qui, plutôt que de courir après les souris, préfère se plonger dans les oeuvres de Dante, Homère ou Socrate... de quoi se sentir à part au sein de la communauté des chats. Conscient de sa différence, de son intelligence, sûr de son génie poétique et de la profondeur de sa pensée, ce chat Murr est d'une incommensurable pédanterie, qui donne lieu à des pages d'une grande drôlerie. Mais le personnage qui nous intéresse ici est avant tout Kreisler. Souvent considéré comme un "double littéraire" d'Hoffmann, il a fasciné par la suite de nombreux compositeurs romantiques, particulièrement Schumann et Brahms (lequel signait ses premières oeuvres : "Kreisler Junior"). Car ce Kreisler incarne à merveille l'artiste romantique : excessif, incompris, tourmenté, marginal, extravagant ou mélancolique selon ses humeurs, passionné, peu soucieux des bonnes manières et des conventions, mystérieux...
Comment Schumann traduit-il musicalement la personnalité de Kreisler ? Par des pièces très agitées, fantasques et fantastiques (harmonies denses, étranges et très audacieuses), en alternance avec d'autres particulièrement contemplatives et mélancoliques.
Afin de mieux saisir le lien musique-littérature, je vais détailler ma favorite, la 7°, très brève mais passionnante.
Pas de version qui m'ait vraiment convaincu sur youtube, alors je vous ai importé une que je trouve magnifique, celle de la non moins magnifique Hélène Grimaud :
Schumann - 7° Kreisleriana
E.T.A. Hoffmann (1776-1822) et Robert Schumann (1810-1856) ont chacun longtemps hésité entre la musique et la littérature. Mais l'art auquel ils ont renoncé continuera à hanter leurs oeuvres, et à les passionner. Hoffmann se consacrera à la littérature (même s'il composait "à ses heures perdues"), devenant un des pères et des maîtres du fantastique... mais la musique reste très présente dans ses écrits. Par de nombreuses critiques musicales, bien sûr, mais aussi au coeur de ses nouvelles et romans avec notamment le personnage de Kreisler.
Schumann, le "romantique des romantiques" comme on l'a surnommé, deviendra un des plus grands compositeurs de l'histoire (il n'a pas été reconnu comme il le méritait de son vivant), mais la littérature inspirera nombre de ses compositions, et ses chroniques musicales lui permettront de satisfaire son besoin d'écriture.
Les Kreisleriana et Le Chat Murr
Les Kreisleriana de Schumann sont un cycle de 8 pièces pour piano, inspirées par le roman d'Hoffmann Le Chat Murr (1821), qui a pour personnages principaux un musicien extravagant, Johannes Kreisler, et... un chat. Un roman d'une grande originalité, pas simplement parce qu'un chat y tient un rôle majeur, ni même parce que ce chat doué d'intelligence sait lire, écrire et rédige ses mémoires, mais parce que dans la préface Hoffmann écrit que l'on a retrouvé un manuscrit retraçant la vie d'un certain Kreisler... dont un chat aurait utilisé des feuilles pour écrire sa propre histoire. Le titre complet de l'ouvrage est d'ailleurs : Les sages réflexions du Chat Murr, entremêlées d'une biographie fragmentaire du maître de chapelle Johannès Kreisler présentée au hasard de feuillets arrachés. Ainsi, s'entremêlent de manière souvent surprenante des fragments de ces deux histoires, Hoffmann n'hésitant pas à faire des coupures brusques qui donnent à chacun de ces fragments des impressions d'inachèvement, puisqu'on est parfois arrêté en plein milieu d'une situation touchant la vie de l'un pour revenir à celle de l'autre. Le roman est lui-même inachevé (Hoffmann l'a laissé tombé à la mort de sa source d'inspiration... son chat, qu'il avait appelé "Murr" en raison de ses ronronnements), ce qui est finalement en accord avec la structure et le style de l'ouvrage.
Nouveau jeu de double, donc, entre Kreisler et le chat (leurs histoires ne sont pas sans rapport, puisque le maître du chat est un vieux professeur, confident de Kreisler qui fût un de ses élèves) ; tous deux ont en commun leur marginalité. Un jeune chat qui, plutôt que de courir après les souris, préfère se plonger dans les oeuvres de Dante, Homère ou Socrate... de quoi se sentir à part au sein de la communauté des chats. Conscient de sa différence, de son intelligence, sûr de son génie poétique et de la profondeur de sa pensée, ce chat Murr est d'une incommensurable pédanterie, qui donne lieu à des pages d'une grande drôlerie. Mais le personnage qui nous intéresse ici est avant tout Kreisler. Souvent considéré comme un "double littéraire" d'Hoffmann, il a fasciné par la suite de nombreux compositeurs romantiques, particulièrement Schumann et Brahms (lequel signait ses premières oeuvres : "Kreisler Junior"). Car ce Kreisler incarne à merveille l'artiste romantique : excessif, incompris, tourmenté, marginal, extravagant ou mélancolique selon ses humeurs, passionné, peu soucieux des bonnes manières et des conventions, mystérieux...
Comment Schumann traduit-il musicalement la personnalité de Kreisler ? Par des pièces très agitées, fantasques et fantastiques (harmonies denses, étranges et très audacieuses), en alternance avec d'autres particulièrement contemplatives et mélancoliques.
Afin de mieux saisir le lien musique-littérature, je vais détailler ma favorite, la 7°, très brève mais passionnante.
Pas de version qui m'ait vraiment convaincu sur youtube, alors je vous ai importé une que je trouve magnifique, celle de la non moins magnifique Hélène Grimaud :
Schumann - 7° Kreisleriana
[Edit : La version de Evgeny Kissin :
Celle de Akiko Nakkai :
La première partie commence par un thème déjà très original et surprenant, tumultueux, aux harmonies riches et étranges, auquel succède sans transition un 2° qui contraste nettement, un beau thème lyrique et typiquement romantique, avant le retour au premier thème pour conclure cette partie. Deux thèmes qui sont les deux facettes de la personnalité de Kreisler, personnage sombre et tourmenté, mais aussi passionné, en quête de beauté et de grandeur.
Le contraste entre la première partie et la partie centrale est encore plus original... on était en plein romantisme, on a subitement l'impression de revenir, sans transition aucune... un siècle en arrière, chez Bach. Un contrepoint en canon, à la fois docte, sévère et virtuose. Sûrement pour figurer les brusques coupures du roman où le chat féru de philosophie ne cesse d'invoquer les textes anciens des grands auteurs de l'histoire. Difficile de faire mieux que ce que fait ici Schumann dans la "mise en musique" du texte. Deux petites minutes de musiques qui saisissent avec génie l'essence du roman et des personnages. Le tout dans une pièce "folle", une cavalcade effrénée, qui, après un retour bref à la première partie, se termine par un nouveau contraste encore plus radical que les précédents. La cavalcade se stoppe net pour laisser la place à une conclusion de type choral aussi calme qu'est tourmenté le reste de cette pièce. Un calme qui est, du coup... déstabilisant.
Il y aurait de quoi en dire beaucoup sur les 7 autres chefs-d'oeuvre de cet incontournable de la musique romantique pour piano que sont les Kreisleriana. Du célèbre premier (à écouter ici), au dernier dont le thème étrange est une des plus belles transcription musicale du fantastique (avec un jeu très intéressant sur le décalage, des appoggiatures de la mélodie aux basses à contretemps) :
8° Kreisleriana
[Edit : 8° Kreisleriana par Akiko Nakkai :
Dans les Kreisleriana, le thème du "double", si romantique, devient vertigineux :
Littérature - musique
Hoffmann - Schumann, doubles inversés l'un de l'autre
Le Chat Murr et la superposition singulière de deux histoires
Kreisler, double littéraire d'Hoffmann
Contrastes de pièces très agitées et très lentes dans les Kreisleriana (et cette 7°, où l'on a à la fois les deux thèmes pouvant symboliser la double personnalité de Kreisler, puis deux parties, l'une sur Kreisler, l'autre sur le chat, et nouveau contraste entre l'ensemble très mouvementé et la conclusion sobre et apaisée)
Schumann signait ses écrits sous deux pseudos, qui représentaient ses deux facettes (Florestan : lyrique, exalté, passionné, et Eusébius : calme, rêveur, mélancolique)
Mais ce jeu de double n'est pas "que de la littérature", il mène tout droit à une fin tragique. Schumann était pourtant brillant, génial, cultivé, sa vie amoureuse a été heureuse (pas le cas de tous les romantiques). Il aimait la fille de son professeur de piano, Ludwig Wieck, qui s'est longtemps opposé à leur union (il ne voulait pas donner sa fille, Clara - qui sera une des plus grandes pianistes du XIX° - à ce jeune artiste à l'avenir incertain)... mais cette belle histoire d'amour (une des plus célèbres du XIX° - Schumann et Clara, c'était tout de même autre chose que l'autre et Carla) se terminera bien, Clara Wieck deviendra Clara Schumann, ils auront 8 enfants et vécurent heureux ensemble... heureux... jusqu'à ce que Schumann ne sombre dans la folie et la schizophrénie et finisse ses jours dans un asile. Le thème du double, pour Schumann, n'était donc pas simplement artistique, mais touchait à une de ses plus profondes fêlures...