Si vous ne connaissez pas ce titre... je vous recommande de l'écouter avant de lire le commentaire, pour ne pas être influencé par mon interprétation dès la première écoute, et pour tout simplement comprendre ce dont il s'agit :
Wu-Tang Clan - Wolves (feat. George Clinton)
Avant de me lancer dans la chronique de l'album, je souhaitais m'arrêter un peu plus en détail sur ce titre.
Le morceau est composé de 3 éléments bien distincts. Par ordre d'apparition :
- Le refrain. Une mélodie sinueuse, étrange, légèrement déstructurée qui colle à la perfection à la voix tremblotante de la légende du funk, George Clinton. On est loin des refrains r'n'b accrocheurs (hook), légions dans le rap, de bitches aguicheuses.
- Un court passage en "suspension". Sur un seul accord, avec une "trompette tourbillonante" (qui n'intervient pas à chaque fois), un rythme et une instrumentation "espagnolisants". Court passage qui fonctionne comme un signal, une "sonnerie" permettant de faire monter la tension et de marquer la transition entre couplet et refrain.
- Le couplet. Après un refrain tortueux, une transition pétaradante, nouvel élément très différent des deux autres : un couplet sombre, hypnotique et magistral. Avec des flow majestueux, remarquables, notamment celui de Method Man (le 2°, de 1'14 à 1'50...)
Pour se repérer avec le minutage, lire le titre sur grooveshark.
Couplet basé sur un accompagnement simple mais génial : des voix sur les deux notes les plus proches de la gamme (demi-ton, le plus petit intervalle dans la musique occidentale tonale) et des "wouh-ouh" envoûtants, parfaite illustation du titre, impression d'une meute de loups dans le lointain. On peut penser à Butterfly Caught de Massive Attack, avec ce motif à la voix sur le même intervalle d'un demi-ton (pas les mêmes notes, la et si bémol pour le Wu-Tang Clan, ré et mi bémol pour Massive Attack, précision pour les plus tatillons). Dans ces deux morceaux, ce motif a une fonction hypnotique, mais un caractère assez différent : une voix seule, traînante, lancinante chez Massive Attack, un choeur plus affirmé, ample, qui surgit des profondeurs chez le Wu-Tang Clan.
Ces "wouh-ouh" se mêleront ensuite au refrain dès sa 2° apparition, et même à la transition sur la fin. Ils sont "l'âme" de ce morceau envoûtant(-Clan...), et, au-delà de leur fascination purement sonore, l'âme du groupe.
Car... le diminutif du groupe, qu'eux et leurs fans utilisent, est "The Wu" (qui se prononce bien entendu "wouh" et non "vu"...) Homophonie avec un des plus célèbres groupes de rock... qui ne s'arrête pas là. Les Who et le Wu, deux groupes qui sont deux des meilleures incarnations de l'esprit de leurs genres respectifs. Intensité, efficacité, puissance et nervosité du rock chez les Who ; subversion, groove, banlieues sordides et esprit de clan pour le Wu-Tang Clan.
"Wouh"... du point de vue de la sonorité, c'est le plus petit dénominateur commun entre le Wu-Tang Clan et "Wolves". Wouh - Wu - Wolves - Loups... sonorité que l'on retrouve en français, le son qui permet d'identifier le hurlement des loups. Une des premières caractéristiques à laquelle on pense chez le loup, car ces hurlements ont effrayé les humains pendant des siècles, et fait naître une impressionnante quantité de légendes et de peurs. Quel son - parce qu'il était l'associé par le passé aux histoires les plus terrifiantes - est capable de susciter aussi sûrement l'effroi que des hurlements de loups dans le lointain ? Tout le talent de RZA (leader et principal compositeur-producteur du Wu-Tang Clan) est aussi d'avoir su créer cette impression de "wouh-ouh" venant de loin, sans pour autant être dans l'imitation scolaire de hurlements de loups tels qu'on les connaît.
Le loup... sans doute la meilleure représentation que l'on puisse imaginer de ceux qui ont fait du rap leur culture, leur "cri de révolte" : les jeunes de banlieues. Que ce soient les noirs des ghettos américains, ou les populations immigrées, en France et ailleurs. Lorsqu'une population jeune se sent méprisée, dévalorisée, rejetée... il ne lui reste plus qu'à renverser le rapport de domination, "montrer les crocs" et faire peur aux classes dominantes. Processus qui se retrouve à l'échelle individuelle, chez les ados... quand on se se sent faible, on cherche à impressionner, on adopte des coiffures et tenues vestimentaires censées effrayer et choquer les parents, la société... c'est le cas par exemple des gothiques. La grande différence avec les jeunes de banlieues est que les gothiques ne font pas vraiment flipper la société (exceptés leurs parents, quelques mamies et vieux curés). Ils n'ont du loup que le déguisement. N'est pas Dracula qui veut... Dracula, justement... un des personnages les plus terrifiants dans l'imaginaire occidental. Personnage nocturne qui peut prendre l'apparence d'une chauve-souris... ou d'un loup. Le Wu-Tang Clan, du rap new-yorkais qui, lorsqu'il a débarqué au début des 90's, tranchait avec le funk ensoleillé et le bling-bling clinquant du gangsta-rap de L.A. par ses ambiances sombres, nocturnes et glauques.
Avec pour sigle un W de la forme d'une chauve-souris, le loup est une autre des expressions les plus probantes de ce qu'est l'âme du Wu-Tang Clan (je précise qu'il s'agit de mon interprétation, le loup, comme le vampire, n'est absolument pas un thème récurrent chez le Wu-Tang, il n'y a quasiment que ce titre où il est question de loups... l'imagerie du Wu-Tang Clan, comme son nom l'indique, est à la base celle de films d'arts martiaux).
Pour une partie de la société occidentale blanche, et au-delà du Wu-Tang Clan, les jeunes de banlieues ont en quelque sorte remplacés le "loup" tel qu'il existait dans l'inconscient collectif :
- Une des singularités les plus marquantes du loup, c'est qu'il vit en meute... et qui dit "jeune de banlieue" dit forcément appartenance à une "bande". On ne se les représente pas autrement, et eux ont besoin d'être en bande, car quand on se sent exclu, "l'union fait la force".
- Le loup, c'est la bête sur laquelle se cristallisent les peurs, et que l'on accuse de tout... à la fin du Moyen-Age, il y a eu un siècle pendant lequel, rien qu'en France, 30000 procès ont été recensés contre des... loups-garous (!). Et en Europe, du XV° au XVIII° : "près de 100 000 personnes ont été reconnues comme loup-garou et condamnées à être brûlées vives" (cf. Wikipedia). Ce n'est pas la préhistoire, c'est aux portes de notre fameux "siècle des lumières"...
Pour une partie (heureusement pas la majorité) de la population des pays occidentaux, les jeunes de banlieues sont la cause de tous les maux : chômage (les immigrés qui piquent le boulot des français), déficit et impôts (quand ils ne piquent pas le boulot des français, ce sont des assistés qui cumulent les aides sociales), délinquance, violence, drogue, viol (tournantes...) Bref, de la racaille à karchériser... Et ils sont nombreux à y voir un rapport avec leurs origines, une incapacité à s'assimiler, sans prendre en considération que les populations qui ont le moins d'espoir de s'en sortir sont naturellement plus enclines à tomber dans la délinquance...
- Le loup, cet animal dont tout le monde parle, que tout le monde craint, que l'on entend hurler au loin, mais finalement, qu'on voit si peu...
Lors de la ségrégation aux EU, il y avait des écoles, restaurants, bars, hopitaux etc... pour les blancs, et d'autres pour les noirs. Certains parmi les blancs les plus racistes, les plus méprisants ou effrayés par la proximité des noirs... ne croisaient quasiment jamais de noirs. De la même manière, en France, après la campagne présidentielle de 2002 et la surmédiatisation de l'insécurité, on a constaté que des villages où il n'y avait pourtant pas d'immigrés et encore moins de jeunes de banlieues ont voté massivement pour Le Pen, en partie à cause de "la peur de l'insécurité". Ils n'en entendaient parler qu'à travers les médias, lesquels relayaient les histoires les plus terribles... ou à travers le rap. Le hurlement des loups glaçait le sang, son le plus effrayant donné à entendre, perçu comme une menace pour la communauté... celui des rappeurs agit comme un repoussoir pour beaucoup (c'est laid, c'est pas de la musique, des types qui crachent leur haine et balancent des insanités, qui veulent "foutre le feu" à la France...) Le hurlement des loups, signal de rassemblement... le rap, cri de révolte qui soude les jeunes de banlieues et les exhorte à l'insurrection, à venir égorger nos fils et nos compagnes...
- Pour Freud, le loup symbolise les désirs sexuels (on dit bien : "elle a vu le loup"), les pulsions bestiales. Le loup, en haut de la chaine de la prédation, est un rival pour l'homme, son alter-ego sauvage et sanguinaire... rivalité qui, dans l'inconscient, se joue aussi sur le plan sexuel.
Relents de colonialisme, mythe du "sauvage", maintien de populations noires dans des ghettos sans les mêmes accès à l'éducation et négation de leurs capacités intellectuelles... le noir est "physique" (il a le sens du rythme, il est doué pour le sport, il est sexuellement plus "vigoureux" et animal, il a un membre démesuré...) A ces clichés dans lesquels on a enfermé les noirs, il faut ajouter le machisme des populations immigrées, structures sociales où la femme est loin d'être libérée. Le rap (et particulièrement le gangsta-rap) ne fait pas démentir ces clichés, avec des textes crus et très machistes, et ces fameux clips obscènes où les femmes sont réduites aux rôles de salopes, d'objets sexuels, de "bitches", et, pour varier... de putes. Dans le "scandale des tournantes", qui a fait tant de bruit il y a quelques années, on retrouve, inconsciemment, cette idée que les immigrés sont des sauvages à l'appétit sexuel insatiable, des "bêtes" qui n'ont pas le moindre respect pour les femmes et violent toutes celles qu'ils croisent... on aurait pu croire, en suivant les actualités à cette période, que dans chaque cave de HLM, on violait quotidiennement à la chaîne...
Ce qu'ont en commun les loups et jeunes de banlieues de ce point de vue, c'est qu'on les pare d'une sexualité débridée alors qu'ils vivent plutôt dans la misère sexuelle. Dans une meute, seuls le mâle et la femelle alpha se reproduisent (pour éviter la surpopulation et l'impossibilité de nourrir toute la meute).
- Ce que l'on retient du loup, c'est surtout ce qui le distingue d'un animal que l'on connaît bien, le chien. Autant on peut facilement dresser un chien, en faire un compagnon obéissant et dévoué, autant le loup reste sauvage. Si, avec beaucoup de bonne volonté et une patience infinie, il est possible de l'amadouer... un loup reste toujours bien plus imprévisible, et on n'est pas près de voir des "loups-d'aveugle", des "loups-policiers", et des loups qui apportent leurs pantoufles à leurs maîtres.
Insoumis... voilà comment se voient (ou se rêvent) beaucoup des jeunes de banlieues. Ils rejettent autant ceux qui veulent les "dresser", les faire rentrer dans le moule, que ceux qui, avec leur "bonne conscience de gauche", leur excusent tout et voudraient les récupérer.
Toutes ces populations, qui ont été stigmatisées, montrées du doigt comme des "monstres"... en viennent assez logiquement à incarner les peurs auxquelles on les associe. Leur message : Vous me craignez, me voyez comme un monstre ? Soit. Vous n'allez pas être déçus...
Quand le seul pouvoir qu'on vous accorde est celui de faire peur, vous vous en emparez...
S'il y a des rappeurs qui incarnent bien mieux que tous les autres cette figure du "loup", c'est ceux du Wu-Tang :
- Le loup vit en meute... mais la plupart des rappeurs sont soit en solo, soit 2-3 mis en évidence. Le Wu-Tang Clan est un collectif (crew dit-on dans le rap, qui rime avec "Wu", et on en revient encore au "ouh" du loup...) dont la particularité est de comporter un nombre de membres nettement supérieur à ceux des autres grands noms du rap. Ce ne sont pas 2 rappeurs, un DJ, des danseurs... mais 8 qui rappent sur le devant de la scène (pas les 8 qui prennent systématiquement un couplet sur chaque titre, bien entendu...) De plus, ils ont la possibilité de mener de temps à autre une vie de "loup solitaire", RZA a su très habilement imposer à sa maison de disques un contrat stipulant que chacun des membres puisse sortir des albums solos dans d'autres maisons de disques. Et leurs albums solos sont nombreux et souvent remarquables, comme Only Built 4 Cuban Linx de Raekwon, Liquid Swords de GZA, les B.O. des excellents Ghost Dog de Jarmusch et Kill Bill par RZA, les albums de Ghostface Killah, Method Man...
Comme dans toute meute, il y a un "mâle alpha", ici, vous l'aurez deviné, c'est RZA, leader, producteur, compositeur et cerveau du groupe.
RZA : "le Mozart des temps modernes" selon Tricky...
Si vous ne l'avez jamais vu... je vous recommande cette très bonne scène, dans Coffee & Cigarettes de Jarmusch, avec GZA rejoint par RZA... puis Bill Murray. A voir ici.
- Qui dit loup, pense animal nocturne et mystérieux. Qui dit rap nocturne et mystérieux, pense forcément au Wu-Tang Clan...
- Le loup est insoumis, il n'obéit qu'à son "clan", ne sert les intérêts de personne... le Wu-Tang n'est pas du rap engagé-donneur-de-leçons, pas du rap variétoche qui cherche à s'attirer les faveurs du grand public, pas du gangsta-rap avec étalage "bling-bling" des richesses de la société occidentale... comme ils le disent si bien eux-mêmes, dans un de leurs tous premiers singles, tiré du mythique Enter The Wu-Tang 36 Chambers, le rageur Wu-Tang Clan ain't nuthin ta fuck with (présent dans ma playlist idéale) :
Il est fortement déconseillé aux Sarkozystes de cliquer sur la vidéo...
On retrouve dans ce Wu-Tang Clan ain't nuthin ta fuck with beaucoup des éléments dont il a été question dans cet article, et, pour boucler la boucle, un motif vocal obsédant sur des... "wouuu-ou-ou-ou-ou-ou..."
Pour découvrir le "Wolves-Tang Clan", je vous conseille l'excellent double-album Wu-Tang Forever, en écoute sur deezer :
Disc 1
Disc 2
Wolves : Paroles