Dans le monde rêvé par les majors et l'industrie du disque, un monde sans copies, sans "téléchargement pirate", un monde où un album téléchargé illégalement est équivalent à un produit qu'on volerait dans un supermarché... faudrait être riche, très riche pour avoir le droit d'être un passionné de musique aux goûts éclectiques. Il aurait fallu que les étudiants, rmistes, smicards, ouvriers, profs, intermittents du spectacle et... musiciens non diffusés dans les grands médias y renoncent.
S'il fallait payer tout ce que l'on écoute, impossible en 2007 d'avoir des goûts variés et de la curiosité pour les nouveautés. Le nombre d'artistes qu'on peut difficilement négliger ayant sorti un album cette année est assez ahurissant :
Rock :
Radiohead
PJ Harvey
White Stripes
Queens of The Stone Age
Nick Cave
Elliott Smith
Robert Wyatt
Neil Young
Björk
Bruce Springsteen
Damon Albarn (The Good, The bad...)
The Stooges
Avec, en plus, la majeure partie des groupes de rock indé les plus remarqués de ces dernières années :
Arcade Fire
Arctic Monkeys
Babyshambles
Interpol
BRMC
Andrew Bird
The Coral
Feist
The National
Liars
Spoon
Editors
The Hives
Richard Hawley
Kings of Leon
!!!
Blonde Redhead
Ajoutons les albums solos d'éminents membres de groupes "cultes" :
Robert Plant (avec Alison Krauss)
Thurston Moore
Black Francis
Brett Anderson
Dave Gahan
Eddie Vedder
Pour ceux qui aiment aussi le rock plus... "lourd" :
Nine Inch Nails
Marilyn Manson
Smashing Pumpkins
Foo Fighters
Ministry
Les incontournables dans un registre folk et alternative-folk :
Devandra Banhart
CocoRosie
Wilco
Iron & Wine
Bright Eyes
Norah Jones
Lucinda Williams
Suzanne Vega
Les "nouveautés" qui ont eu droit à une presse enthousiaste... suscitant forcément la curiosité et l'envie d'y jeter une oreille :
Amy Winehouse
Panda Bear
Justice
Battles
The Gossip
M.I.A
Klaxons
Bat for Lashes
Alela Diane
Elvis Perkins
Burial
The Field
Deux des groupes les plus légendaires de l'histoire du rap :
Public Enemy
Wu-Tang Clan
Plus "mainstream", les grands noms du rap actuel :
Jay-Z
Ghostface Killah
50 cent
Timbaland
Kanye West
Les artistes hip-hop les plus novateurs et passionnants de l'époque ont aussi sorti un album en 2007 :
El-P
Dälek
Dizzee Rascal
Saul Williams
Buck 65
Aesop Rock
Des incontournables de l'électro :
Air
LCD Soundsystem
Amon Tobin
Chemical Brothers
Jay-Jay Johanson
Underworld
UNKLE
Et encore... je n'ai même pas cité les français, ni même les albums de jazz, classiques et "musiques du monde", ou les groupes plus "pointus" (The Angels of Light, Animal Collective, Oxbow, Akron/Family, Piano magic)... sans compter qu'un passionné de musique n'a jamais fait le tour des époques précédentes, qu'il découvre forcément chaque année des chefs-d'oeuvre plus anciens...
En se limitant aux artistes cités ci-dessus, des artistes considérés comme des références, qui ne sont en rien des "seconds couteaux"... on aboutit à 80 albums ! A 17 euros l'album, ça nous fait 1360 euros... ajoutons quelques CD français, Jazz, Classique, musiques du monde, et des disques plus anciens... un minimum de 20 (oui, parce que ça m'arrange..), soit 100 albums, pour un total de 1700 euros. Plus que ce que gagnent en un mois la majorité des français. Impossible de suivre. Ni même de n'acheter que la moitié de ses albums pour l'essentiel de la population, qui peine déjà à joindre les deux bouts. Bien sûr, tout le monde n'est pas mélomane, mais les passionnés de musiques ont rarement de très hauts salaires. Des étudiants, profs, des jeunes qui débutent leur vie professionnelle avec des salaires assez bas, des musiciens amateurs qui ont des petits boulots à côté etc...
Mieux vaut laisser tomber la musique, et devenir cinéphile... beaucoup moins cher... une cinquantaine de films dans l'année, c'est suffisant pour ne pas rater de films de grands réalisateurs ou les meilleures nouveautés. Les cinémas proposent des cartes de fidélité qui permettent de payer 5 euros sa place, de nombreuses offres promotionnelles pendant l'année (fête du cinéma, semaines à 3 euros la place etc...) : l'occasion de se faire quelques "cures" de films... bref, à moins de 300 euros par an, on ne rate pas grand chose. C'est beaucoup... mais rien par rapport à ce qu'il est nécessaire de débourser pour la musique.
On m'objectera qu'il faut faire des choix, qu'il est normal qu'on ne puisse tout acheter, et qu'il y a des albums moyens, voire ratés, dans la liste que j'ai proposé... certes, mais comment faire les bons choix, si ce n'est en écoutant avec attention avant ?
Petits exemples tirés de mon expérience personnelle :
J'ai adoré les deux précédents Queens of The Stone Age... aucune raison de ne pas acheter le nouveau. Par prudence (et curiosité, surtout), je le télécharge... et là, grosse déception, l'album ne me parle pas. J'ai eu beau le réécouter, rien à faire... Idem pour le dernier Björk. Deux albums que j'aurais normalement acheté, puis eu la sale impression de me faire arnaquer...
Comme je le racontais il y a peu, je n'ai pas aimé le premier Arctic Monkeys, et je ne supportais pas l'enthousiasme pour ce groupe qui me semblait très banal. Je télécharge le 2° par simple curiosité. Premières écoutes : pas mal. Pas l'album du siècle, pas exceptionnel, mais plus réussi à mon goût que le premier. Au fur et à mesure des écoutes, il passe de "bon" à "très bon", puis... "exceptionnel". Du coup, je l'achète, et plutôt deux fois qu'une (pour l'offrir). Si je m'étais contenté de 2-3 titres glanés sur le web, je serais peut-être passé à côté de ce qui est maintenant un de mes albums rock favori de ces dernières années.
Avec tous les grands noms qui ont sorti des albums en 2007, je n'aurais pas risqué, sans téléchargement "illégal" préalable, d'acheter des disques d'artistes méconnus et très peu diffusés, ruiné que j'aurais été par les artistes "confirmés". Bien mal m'en aurait pris. Je n'aurais pu découvrir quelques pépites, comme Thief et Michael J. Sheehy (deux albums découverts par le téléchargement, et achetés ensuite), et j'aurais maudit l'industrie du disque pour avoir acheté les derniers Stooges ou Björk à la place. On m'objectera aussi qu'entre myspace, youtube etc... il est possible d'écouter sans télécharger... sauf que cela pose deux problèmes :
1. Prenons Michael J. Sheehy... pas de titres de son dernier CD sur Myspace, mais d'autres, moins bons, qui ne m'auraient pas donné envie d'aller plus loin. Sur youtube, comme pour beaucoup d'autres... des bouts de live, souvent mal filmés, avec un téléphone portable et un son excécrable... bref, pas de quoi donner envie.
2. Le net nous a habitué à beaucoup plus de vitesse, de facilité... passer du temps à chercher des bouts de morceaux sur youtube, dailymotion, myspace & co, ce n'est pas suffisamment pratique, et souvent frustrant. Et ça ne donne pas une bonne perception de l'album.
Comme l'a très justement écrit Eric dans son article sur In rainbows : En général, on télécharge et on fait le tri après : si ça vaut le coup on achète, sinon, poubelle. C'est pour cela que les majors râlent : elles ont du mal à vendre leur daube aujourd'hui. Avant on achetait l'album et on était déçu. Aujourd'hui, on est déçu alors on n'achète pas… Il devient de plus en plus difficile d'entuber les gens de bonne foi.
Depuis quelques années, le rapport de force s'est inversé... finie l'époque où l'on mettait fébrilement son album sur la platine, priant pour qu'il soit bon et ne nous déçoive pas. Une bonne campagne marketing, un morceau prometteur, une chronique enthousiaste, une pochette attrayante, un artiste dont on a apprécié les précédents albums... et combien de fois s'est-on fait avoir, combien de disques dont on s'est demandé, quelques années après, comment on a pu les acheter...
Mais il est de plus en plus dur pour les maisons de disques de nous refourguer tout et n'importe quoi. Qu'elles ne se déséspèrent pas totalement, c'est encore possible, j'ai bêtement acheté le dernier Air...
Une impressionnante quantité de sorties prestigieuses cette année, pourtant, les ventes de disques continuent de chuter. Rien de surprenant, et pas la moindre injustice. Car si du point de vue quantitatif il y a eu surdose, du point de vue qualitatif, on a connu de biens meilleures années. De bons et très bons albums, certes, mais 2007 a fait mentir l'adage sur les "années en 7", décisives dans l'histoire du rock. Pas vraiment d'albums qui s'imposent pour tous comme de vrais chefs-d'oeuvre. Rien de révolutionnaire non plus...
Radiohead - In Rainbows : Du bon Radiohead... mais voilà, tout le monde s'accorde à dire qu'un "bon Radiohead", c'est décevant, on attend de leur part l'exceptionnel auquel ils nous ont habitué. L'événement qu'a été son mode de diffusion a occulté le contenu...
Grinderman : du très bon Nick Cave.. mais très rêche, un peu austère et minimaliste, peu de chances que dans 10 ans on le cite comme un des indispensables du grand Nick.
Arctic Monkeys, Arcade Fire : des albums très réussis... mais ils subissent le "revers de la hype" après un premier album trop encensé.
Elliott Smith - New Moon : bel album posthume... mais en-dessous de ses chefs-d'oeuvre (normal, pour des faces B et chansons non-retenues pour ses albums...)
PJ Harvey - White Chalk : peut-être celle qui s'en tire le mieux. Un album qui devrait rester, même si certains ont été déçu par ce virage surprenant.
Public Enemy - How you Sell Soul : excellent album, mais qui a sans doute dérouté les fans "old-school"
Wu-Tang Clan - 8 diagrams : Un de mes albums de l'année... mais un peu inégal. Un album qui ne fait pas l'unanimité chez les fans du Wu-Tang Clan...
The White Stripes - Icky Thump : très bon album... pourtant, le groupe semble perdre un peu de son pouvoir de fascination...
Bruce Springsteen - Magic : pas mal dans le genre... sauf qu'il semble revenir 20 ans en arrière. On aurait attendu de lui plus de profondeur et d'aspérités.
Thurston Moore - Trees outside the Academy : pas indispensable, on peut lui préférer son excellent Psychic Hearts (1995), et, avec Sonic Youth, il nous a habitué à mieux...
Brett Anderson, Dave Gahan : bien en-dessous de ce qu'ils ont pu faire avec leurs groupes respectifs... (désolé, Thom...)
Blonde Redhead - 23 : plutôt décevant de leur part. Comme s'ils avaient hésité entre le raffinement de leurs derniers albums, et les guitares écorchées et dissonantes de leurs premiers... au final, ça ne donne que des guitares trop lissées.
Björk - Volta : même problème. Un album "tiède", il n'y a pas l'immédiateté et l'excentricité pop de Post, ni les expérimentations étonnantes de ses précédents...
Devandra Banhart, CocoRosie, Norah Jones : il y a 2-3 ans, ils étaient considérés comme le top de la hype, la modernité folk... maintenant, on a l'impression qu'ils sont déjà de l'histoire ancienne...
Nine Inch nails, Young Gods, UNKLE, Chemical Brothers, Underworld : L'impression d'avoir déjà entendu ça chez eux par le passé, en bien mieux...
Smashing Pumpkins - Zeitgeist : même avec la plus grande mauvaise foi, Guic' n'est pas parvenu à se convaincre lui-même de la qualité de l'album... c'est dire...
De vraies grosses déceptions quasi-générales :
Queens of the Stone Age - Era Vulgaris
The Stooges - The Weirdness
Air - Pocket Symphony
Bloc Party - A Weekend in the city
Maximo Park - Our Earthly Pleasure
Un tableau assez sombre, un peu déprimant, alors qu'il y a tout de même eu beaucoup de très bonnes choses cette année... mais voilà, rien qui ne semble absolument indispensable, pas de nouvelles pistes passionnantes pour le futur (à part El-P, peut-être...), et, avec la possibilité d'écouter beaucoup plus de musique, on devient très exigeant...
Bref... ce n'est pas "produire plus" qui permettra aux artistes et maisons de disques de "gagner plus", mais produire mieux.
Elles peuvent continuer tant qu'elles veulent à gesticuler, pleurnicher, jouer les victimes, attaquer en justice ces salauds d'internautes qui téléchargent de la musique sans payer, elles ne pourront revenir en arrière et nous enlever ce que nous sommes de plus en plus nombreux à considérer comme un droit : celui de pouvoir écouter et découvrir librement la musique. Le droit de ne plus être soumis aux radios, articles de journaux pour se laisser convaincre d'acheter un album... mais d'être "actif", de nous faire notre propre opinion, et de décider ensuite si l'album mérite une place dans notre discothèque.
Un dernier exemple : j'ai téléchargé l'album de M.I.A. qui a eu droit à une presse dithyrambique... heureux de ne pas m'être fait stupidement influencer et de ne pas l'avoir acheté, puisque je trouve l'album franchement lourdingue. La "bombe" annoncée est pachydermique, et totalement indigeste à mon goût. Dans un genre assez proche, mais en mille fois mieux et mille fois moins marketé, il y a le dernier Dizze Rascal, Maths and English, qui m'avait échappé cette année et que j'ai découvert il y a peu sur deezer. Un formidable album de rap, accrocheur, tribal, moderne, d'une redoutable efficacité, et qui pourrait faire partie d'ici-peu de mon trio de tête des meilleurs albums de l'année... Même pas besoin de passer dans ce cas par le "téléchargement illégal", je l'écoute sur deezer, et vais l'acheter au plus vite...
D'ailleurs, la meilleure nouvelle pour la musique, en 2007, qui pourrait même rassembler majors et internautes a sans doute été... deezer. S'il devient possible, via deezer et quelques autres sites du même genre d'écouter l'essentiel des nouveautés (et vieilleries...), et des albums en intégralité, le téléchargement illégal sera beaucoup plus difficile à justifier et perdra de son intérêt. Dans l'idéal, tous pourraient écouter facilement et rapidement ce qui leur plait sur leur PC, puis acheter les albums qui les ont véritablement marqué. Logique, pratique, équitable... mais voilà, les majors nous ont habitué à tant de mauvaise foi, de rigidité et de décisions absurdes qu'il serait pour le moins risqué de crier victoire si tôt...
Classement des albums de l'année