Devant l'impressionnante quantité d'albums et de groupes actuels, difficile pour le public de savoir où donner de la tête. Si l'on se réfère aux publicités, chaque semaine sort un album "évènement" et tous ceux qui datent d'il y a plus de 2 ans sont cultes. A force de marteler que le moindre album d'un recalé d'une émission de télé-réalité est un "évènement" et que ceux de chanteurs de variét' ringards sont "cultes", les publicitaires et distributeurs participent d'un effrayant nivellement par le bas et nient toute dimension esthétique. Or c'est justement l'esthétique qui donne les clés principales pour juger de la qualité d'un album.
Ce nivellement par le bas est inévitable dans une société de loisir et de sur-consommation. On cherche la satisfaction immédiate, le plaisir "instantané", normal qu'un tube simpliste avec une mélodie facile fascine plus qu'une symphonie, ou que de gros riffs et une batterie bien lourde touchent plus qu'une délicate pièce de piano de Debussy.
On nous rebat les oreilles avec les "goûts et les couleurs", slogan qui fait bien l'affaire des directeurs marketing des maisons de disques. Car, si tout se vaut, pas besoin d'exigence, suffit d'une mélodie mielleuse et accrocheuse, une instrumentation bateau, une chanteuse sexy, et une bonne campagne de pub pour emballer et vendre ces "produits industriels" séduisants, mais jetables et interchangeables.
"Respecter les goûts des autres".... belle maxime, à laquelle tout le monde semble souscrire, sous peine de passer pour un horrible snob. Seulement, cette expression est à mon sens mal interprétée. Il ne s'agit pas de respecter toutes les musiques, mais de respecter les individus qui ont des goûts différents des notres. Telle ouvrière qui vient d'un milieu défavorisé, n'ayant jamais vraiment eu accès à la culture et n'ayant eu personne pour la guider ou lui faire apprécier de grandes oeuvres peut très bien être fan d'Hélène Ségara, vibrer à sa musique et se laisser transporter... c'est une question de conditionnement, d'habitus. Le fait qu'elle ait ce type de goûts est tout à fait compréhensible, cette femme est respectable, ce qui est moins le cas de la musique sirupeuse qu'elle aime. Ce "respecter les goûts des autres" mal interprété vient en partie de l'erreur qui est de considérer que l'on est ce que l'on écoute. Donc, si on ne respecte pas ce que j'écoute, on ne me respecte pas. Absurde. Hitler adorait les oeuvres géniales de Wagner, Beethoven ou Bach... moi aussi d'ailleurs... ça ne fait pas plus de moi un "Hitler" que ça ne fait d'Hitler quelqu'un de "respectable".
La musique n'est pas qu'une affaire de goût. Toutes les musiques ne se valent pas, contrairement à une idée fausse largement répandue. Vous pouvez être plus ému par la lecture de poèmes que vous avez écrit à 14 ans que par celle des Fleurs du Mal, mais, à moins d'être complètement mégalomane, dénué de tout sens esthétique ou véritablement génial, vous ne pourrez dire que le chef-d'oeuvre de Baudelaire est inférieur ou égal à vos productions pubères. Il en va de même pour la musique. L'émotion que l'on ressent à l'écoute d'une chanson n'est pas un critère objectif pour juger de sa qualité. Comme pour toute oeuvre d'art, le critère déterminant est le style. Ce n'est pas le sujet "émouvant" d'un roman qui en fait un chef-d'oeuvre, mais son style. Quel que soit le genre auquel appartient une oeuvre musicale c'est son "esthétique" qui permet de la confronter à celles qui la précèdent ou lui succèdent. Et pour prétendre la juger, deux conditions sont nécessaires :
La première est l'éducation musicale. L'école ne s'en chargeant que peu, l'amateur de musique est généralement livré à lui-même. Pour comprendre et apprécier la peinture moderne, il est indispensable de connaître les grandes oeuvres du passé et principaux courants esthétiques. Comprendre la musique exige aussi un minimum de connaissances. Si vous trouvez que les chansons d'Obispo sont intéressantes, vous devez alors ne jamais avoir véritablement et attentivement écouté les Beatles...
Il n'est pas nécessaire d'avoir fait des études d'art poussées pour être capable d'avoir un véritable sens esthétique. Ni même de savoir jouer d'un instrument ou de connaître tous les secrets de l'harmonie. Beaucoup de critiques-rock n'ont pas la moindre idée de ce qu'est un accord de 9° mineure, ça ne les empêche pas d'être bien plus pointus, exigeants et subtils dans leurs goûts musicaux que de très bons musiciens. Idem chez les artistes. Catherine Lara a eu un premier prix de conservatoire, les Beatles savaient à peine jouer 3 accords à leurs débuts... il n'empêche que les Beatles ont su révolutionner et porter la musique pop à des sommets, pas Catherine Lara...
La seconde est... l'écoute. Qui, elle aussi, s'apprend. Apprécier une oeuvre à sa juste valeur ne peut se faire par une écoute superficielle. Pour développer son oreille, rien ne vaut l'écoute des oeuvres classiques. Se plonger dans la richesse des orchestrations, l'intelligence et le raffinement avec lequel les différents instruments ou voix vont s'enchevêtrer, se confondre, se répondre, se superposer, goûter à la subtilité des nuances, du toucher et de la sonorité des interprètes... l'effort qui est demandé à l'oreille est bien plus important que celui demandé dans les musiques populaires. Si, comme la majorité des auditeurs de musique,vous ne vous êtes jamais livré à ce genre d'expérience, il n'est pas encore trop tard... Car si l'on peut nous donner des pistes d'oeuvres pour enrichir notre culture musicale et affiner notre sens esthétique, on est seul à pouvoir développer son oreille et apprendre à écouter. Apprendre à "écouter" la musique, tout semble nous en éloigner. Les chansons les plus simplistes, faciles et racoleuses étant la norme, beaucoup sont incapables de comprendre toute musique qui s'en éloignerait. Incapables de se plonger dans des oeuvres beaucoup plus longues et complexes (symphonies, concertos...) et persuadés qu'un refrain "accrocheur" détermine la qualité d'une chanson. Combien ont pensé (et pensent encore!) que la techno, le rap, l'électro ou la musique contemporaine ne sont pas de la "bonne musique" (voire pas de la musique du tout), sous prétexte du manque de mélodie. Comme si la musique devait se réduire à la seule mélodie. Comme si le rythme, le son ou l'intensité n'étaient pas des matériaux musicaux à part entière. Critiquerait-on un peintre qui n'utilise pas le rouge et les couleurs les plus voyantes? Imagine-t-on un critique d'art dire d'une peinture qu'elle "manque de rouge"?
Mais toutes les musiques ne s'écoutent pas bien évidemment de la même façon. Vous ne pouvez attendre du classique l'efficacité brute du rock, ni du rock l'extrême richesse et complexité du classique ou du jazz. C'est ainsi que certains vrais mélomanes, capables de saisir de très subtiles nuances, de rejeter telle interprétation d'une symphonie parce que le hautbois manque un peu de justesse dans le grave ou parce que les cuivres en font un peu trop, ont parfois très mauvais goût lorsqu'il s'agit de musiques populaires. Parce qu'ils ne connaissent pas vraiment ces musiques, parce qu'elles ne leur parlent pas, ne font pas partie de leur "culture".
La pop ne s'écoute pas avec les mêmes oreilles que la classique ou le jazz (classique et jazz ne s'écoutent pas d'ailleurs non plus avec les mêmes oreilles...), mais cela ne signifie pas pour autant que ces musiques se valent. Comme le disait si bien Gainsbourg, la chanson et le rock sont des arts mineurs, incomparables avec la musique classique et le jazz. Il existe d'excellentes chansons, mais elles ne seront jamais des oeuvres d'art au même titre que le Requiem de Mozart ou la IXè Symphonie de Beethoven.
Cela ne fait pas de la chanson ou du rock de simples divertissements. Ils ne sont pas dénués d'ambitions artistiques. Le rock a aussi son esthétique... Une oeuvre d'art, même d'art mineur, n'est pas un objet coupé de tout et de tous, mais s'inscrit dans un contexte, une histoire et suppose non seulement un créateur, mais aussi un public. Elle doit "parler" à la société à laquelle elle se destine, qu'elle la transporte, la déroute, la provoque, l'émeuve ou même l'insulte. Mais si sa parole n'est que niaiseries, mièvreries, basses flatteries ou racolage, qu'elle séduise des millions de gens n'en fait pas pour autant une oeuvre intéressante...
Impossible, pourtant, de prétendre à une objectivité absolue. Les sciences dites dures n'étant elles-mêmes jamais totalement objectives (l'observateur, par la subjectivité de son regard, voit ce qu'il veut bien voir de l'objet observé), il est totalement illusoire de penser qu'un jugement pafaitement objectif soit possible. Préférer Beethoven à Mozart, Coltrane à Parker, Massive Attack à Radiohead, c'est une question de goût personnel. Mais il existe malgré tout un minimum d'objectivité. Pour prendre des exemples extrêmes... la musique de Mozart n'est peut-être pas supérieure à celle de Beethoven, elle l'est à celle de Clayderman. La musique de Radiohead n'est peut-être pas supérieure à celle de Massive Attack, elle dépasse de très loin celle de Kyo (et si cela ne vous semble pas évident, je vous recommande de toute urgence l'usage du coton-tige). Il n'y a pas plus de vérité absolue dans la musique que de subjectivité totale...
Lorsque l'on est vraiment passionné par la musique et que l'on sait l'écouter, on est rarement insensible aux véritables grandes oeuvres. Le plaisir musical n'est pas si éloigné des plaisirs de la table. Un individu qui ne mange que des produits industriels et de qualité médiocre s'y habitue et les apprécie. Il peut même trouver de prime abord désagréable ou "bizarre" des aliments naturels, sains et riches en saveurs et bienfaits. Mais s'il apprend à les aimer, il peut très bien finir par trouver son ancienne alimentation fade et indigeste. Ce qui n'empêche pas qu'un fin gastronome puisse apprécier de temps en temps un hamburger avec des frites, comme un mélomane avec un tube efficace. Et on a tous nos "sucreries pop"...
L'esthétique, c'est justement être capable de faire abstraction, parfois, du ressenti. Ce qui ne signifie en rien qu'il faille écouter la musique principalement avec l'intellect, ce sont toujours les émotions qui priment dans la fascination qu'on peut avoir pour telle ou telle musique. Mais lorsqu'on cherche à émettre un jugement, on ne peut se contenter de se fier à ses seules émotions. Des millions de gens, même parmis des passionnés de musique "pointus", sont plus sensibles au dernier tube de Britney Spears qu'aux oeuvres de Schoenberg. Pourtant, lorsqu'on a un minimum de sens esthétique, impossible de considérer que les chansons de Britney Spears valent bien les oeuvres de Schoenberg, peu importe ce que nous disent nos émotions.
Le fait d'avoir une véritable démarche esthétique modifie de toute façon notre "ressenti" face à la musique. On est plus attiré par la recherche d'originalité, de style, on en vient à être plus sensible et ému par telle harmonie surprenante chez Radiohead que par telle mélodie trop sucrée chez Madonna. Mais il ne suffit pas de se dire "je choisis de devenir un esthète" pour en être un. L'esthétique, c'est avant tout un cheminement. Comme dans tout cheminement, on se trompe parfois de route, on revient un peu en arrière pour partir beaucoup plus loin, on n'est jamais établi et fixé. Il ne faut pas perdre de vue que ce qu'on encense aujourd'hui, on pourra le trouver insipide demain. Le chemin qui semblait si attrayant s'avère être une voie sans issue, alors il faut revenir sur ses pas et trouver une bifurquation. Se tromper permet d'acquérir de l'expérience. Ce qui compte, c'est d'avancer et d'affiner ses goûts.
On trouve souvent sur les blogs, les forums, des gens qui répondent à ce type de propos "tu vois, mec, tout ça, c'est de la masturbation intellectuelle, la musique, moi, ça me touche au plus profond et c'est tout, le reste on s'en fout". Les mêmes personnes qui viennent écrire sur le web que tel album est plus réussi que tel autre, que tel groupe est plus passionnant, que telle chanson est plus intéressante qu'une autre...
De deux choses l'une :
Soit on n'a absolument pas conscience de faire à son petit niveau, aussi modeste soit-il, de l'esthétique...
Soit on pense "ce sont juste mes goûts, ils n'engagent que moi, n'ont pas plus de validité que n'importe quel autre, je ne fais que livrer un "ressenti", mais strictement rien ne peut faire dire que tel album est vraiment plus réussi que tel autre"...
Dans ce 2° cas, on masque son immense orgueil sous une humilité de façade... car quel est l'intérêt de venir livrer à la face du monde des ressentis que l'on considèrerait comme totalement subjectif ? Si on considère que le goût pour telle ou tellle musique est aussi subjectif que la préférence pour telle ou telle couleur, pourquoi l'étaler à tous ? Je préfère le bleu à l'orange... mais je serais le roi des mégalos si je pensais que cette préférence totalement subjective intéressait qui que ce soit et venais l'exposer à tous (merde, je viens de le faire...)
Certains diront... c'est pour faire découvrir tel groupe. Mais si l'on pense qu'il n'y a aucune objectivité en musique et que tout n'est qu'affaire de ressenti personnel, pourquoi conseiller tel ou tel album ? Dans ce cas, autant dire "prenez un CD au hasard chez le disquaire, de toute façon, toutes les musiques se valent..."
Mais lorsqu'on écrit sur la musique sur le web, je pense que le but est justement de dire : "ne prenez surtout pas de CD au hasard, ne vous laissez pas avoir par l'artillerie lourde des grosses campagnes de pub, vous verrez, il y a des albums bien plus passionnants que la moyenne..."