Rock Parlophone - 2003 *****
Radiohead, c'est une des plus remarquables carrières de l'histoire du rock, un des plus bel exemple de progression qui soit. Faut dire qu'ils partaient de très bas, avec un premier album, Pablo Honey, assez médiocre, mais qui leur a permis de connaitre le succès grâce au tube Creep.
La force de Radiohead, ce n'est pas simplement comme on l'entend si souvent d'avoir su se renouveler - car, après tout, tous les groupes qui le veulent bien peuvent se renouveler - mais aussi de faire preuve d'une intuition esthétique rare. Comme s'ils pouvaient mettre en musique le moindre de leurs désirs, ils réalisent avec une maestria et une facilité insolente leurs ambitions musicales toujours plus élevées à chaque album. Il n'y a guère que les Beatles qui peuvent se vanter d'avoir su en faire autant...
Il existe de nombreux objectifs que se donnent les groupes de rock : composer un album qui devienne un classique, avoir un grand succès public et/ou critique, innover et être considéré comme le groupe le plus inventif de sa génération, toucher le public au plus profond par des chansons très émouvantes, arriver à concilier expérimentation et accessibilité... La plupart des groupes ne visent qu'un seul de ces objectifs et mettent une vie à l'atteindre, quand ils y arrivent. Radiohead a de quoi dégoûter ses pairs, ils sont parvenus à chacun de leurs albums à au moins un de ces objectifs, et les ont tous atteint dans leur carrière qui est encore loin d'être finie. La progression qu'ils ont montré, d'un album sur l'autre, est plus que stupéfiante.
Pour mieux saisir en quoi Radiohead est un groupe hors du commun, il faut imaginer ce qu'auraient fait à leur place un groupe sans vraies prétentions artistiques et un bon groupe. Parce qu'à chaque fois, Radiohead n'a pas été simplement "bon", mais exceptionnel.
Le bon, la brute et Radiohead
Après un album assez quelconque comme l'était Pablo Honey, qui a pu malgré tout propulser Radiohead sur le devant de la scène grâce au super-tube Creep, un groupe moyen ou médiocre aurait passé sa carrière à tenter de refaire des Creep 2, 3 ou 4 et de rester au top des hit-parades. Avec un peu de chance, il aurait su refaire un ou deux tubes en gardant la même recette. Aucune évolution esthétique, pas d'amélioration du songwriting, mais quelques tubes dans le meilleur des cas.
Un bon groupe aurait su travailler un peu plus ses chansons, la production, et sortir 3-4 chansons plus intéressantes dans le prochain album.
Radiohead a accompli, dès le 2° album, ce que tout groupe auteur d'un premier album moyen rêverait d'atteindre un jour : un parfait album de rock indé, avec du style et des chansons qui vont marquer leur génération. Tout se passe comme s'il suffisait à Thom Yorke de dire à ses acolytes "bon, notre problème, c'est qu'on n'a pas su écrire des chansons accrocheuses et de qualité, Creep a été un accident, une exception qui nous permet d'enregistrer un 2° album... et si on composait de super-morceaux et un album qui fasse date ?" Facile à dire, mais on ne devient pas du jour au lendemain un groupe capable de produire d'excellents morceaux de rock... sauf Radiohead, qui y arrive avec The Bends. Voilà qu'il passe de "groupe d'un tube" à "groupe phare du rock indépendant". Impressionnant.
Des groupes moyens, après The Bends, auraient essayé de faire un "The Bends 2". Un groupe moyen n'aurait de toute façon jamais pu composer un album de la qualité de The Bends. Et si, par magie, il l'avait fait, il aurait passé sa carrière à tenter de rééditer l'exploit, sans succès, The Bends restant le sommet de sa discographie.
Un bon groupe aurait peut-être su continuer dans cette voie, et sortir des albums de la même qualité. Ou suivre les traces de U2, revoir ses ambitions esthétiques à la baisse pour devenir plus populaire. Ou encore contenter les critiques et perdre en popularité avec des albums plus complexes.
Mais Radiohead va au-delà de toutes les espérances. Il réussit non seulement à accroître son succès auprès du public, mais aussi l'intérêt des critiques par un album qui est un des albums essentiels et incontournables de l'histoire du rock : OK Computer. Un album qui a profondément marqué son époque, un album d'une richesse, d'une beauté, d'une sensibilité et d'une intelligence rares. Rien que ça.
Un tel album, c'est un poids et une pression énormes sur les épaules d'un groupe. Tout le monde les attend au tournant. Un groupe médiocre n'aurait jamais pu atteindre ce niveau une seconde fois (et n'aurait de toute façon jamais pu composer un tel album). Un bon groupe, et même un très bon groupe aurait compris qu'il a trouvé la recette idéale et l'aurait appliqué à ses prochains albums, avec plus ou moins de réussite.
Faire au moins un OK Computer 2, pour asseoir leur statut de "plus grand groupe rock de l'époque" semblait la voie la plus logique. Mais non. Radiohead va dérouter tout le monde en passant directement à autre chose, sans aucun compromis. Ils prennent le risque de se couper de leurs fans par un virage très expérimental et original, Kid A, où l'electro prend subitement une place de choix. Résultat : c'est une très grande réussite et Kid A a eu droit aux honneurs d'une des plus belles pluies de superlatifs qu'on n'ait jamais entendu de la part des rock-critics. Le public est un peu désorienté... mais il suit tout de même, car Radiohead garde toujours cette capacité de composer des morceaux attachants.
N'importe quel autre groupe se serait reposé sur ses lauriers après 3 albums aussi importants, laissant du temps au public pour "digérer" un album étonnant comme l'est Kid A. Pas Radiohead. Moins d'un an seulement après Kid A, ils sortent Amnesiac. Ils confirment ainsi que leur virage "expérimental" n'est pas une lubie, mais qu'ils ne sont pas près de refaire des The Bends et des OK Computer pour plaire au plus grand nombre. Ils enterrent ainsi définitivement les illusions des fans de la première heure qui souhaitaient retrouver des tubes pop-rock plus accessibles à la Creep ou Fake Plastic Trees.
Le plus dur reste maintenant à faire... comment succéder à Kid A et Amnesiac ? Aller encore plus loin dans l'expérimentation ? Ils deviendraient trop conceptuels et abstraits. Les critiques auraient pu se pâmer devant tant d'audace, devant ce "suicide commercial", mais le but du rock, c'est aussi de savoir toucher d'autres personnes que les plus pointus des mélomanes. Sinon, ils auraient pu en finir avec l'expérimentation et revenir à une musique plus accessible.
Pas le genre de Radiohead de faire dans la demi-mesure. Ce casse-tête sera résolu avec génie dans Hail to The Thief (on y arrive enfin !) Qui ne perd rien en originalité, et gagne en immédiateté. Ils ont toujours le chic pour surprendre, trouver des mélodies, harmonies, structures, instrumentations inédites. Sans renoncer à l'électro, ils se cachent un peu moins derrière les bidouillages pour revenir aux guitares (ce qu'ils avaient déjà légèrement amorcé dans Amnesiac).
Hail to the Thief, c'est l'équilibre parfait. Equilibre parfait entre expérimentation et accessibilité, entre électronique et sons rock, entre l'intelligence et l'émotion. "Synthèse" est le mot qui revient le plus souvent dans les chroniques de l'album. Comme si Radiohead, au sommet de son art - sommet qu'ils n'ont pas quitté depuis The Bends - avait su tirer le meilleur des albums précédents pour un disque qui reflète à la perfection l'identité du groupe.
Mais Hail to the Thief souffre tout de même d'un gros handicap... il succède à des albums qui ont été de telles claques qu'on attend de Radiohead qu'ils soient plus qu'exceptionnels. Ils ont placé la barre tellement haut que l'on voudrait les voir révolutionner le rock à chacun de leurs albums... ce qui est bien sûr impossible. Un autre handicap est qu'ils ont exercé une telle fascination, ont été couverts de tant d'éloges que certains amateurs de rock les sous-estiment après les avoir encensés. Car l'unanimité autour d'un groupe, c'est pas très rock'n'roll. Mettez 10 passionnés et boulimiques de rock dans une même pièce, s'ils ont tous le même avis sur le "meilleur groupe de l'époque", soyez assurés qu'au cours d'une prochaine rencontre, plusieurs auront changé d'avis. Ce n'est d'ailleurs pas symptomatique des seuls fanas de rock, on retrouve ces mêmes comportements pour tous les styles musicaux, et même tous les arts.
Pour autant, dire de Radiohead qu'ils sont le "meilleur" groupe de rock de ces 20 dernières années est discutable. Le plus important, sans doute... mais après tout dépend des conceptions de chacun. On peut penser que le rock, c'est du sang, du sexe et de la sueur, et Radiohead serait alors un groupe bien trop subtil pour remporter la palme. On peut aussi être insensible, voire réfractaire, à "l'inconsolable mélancolie" du groupe et à la voix de Thom Yorke...
Hail to the Thief a reçu un accueil enthousiaste... mais il mérite encore mieux. Les membres de Radiohead sont un peu comme des aventuriers qui réalisent exploits sur exploits, des exploits qui suscitent le plus grand intérêt au début, puis qu'on regarde un peu distraitement au bout d'un moment. La force de l'habitude.
Pourtant, Hail to the Thief n'est pas fait pour être écouté 3-4 fois. Dans un album aussi riche, avec tant de strates, on continue à la 40° écoute à y découvrir de nouvelles choses. Il y a plus d'idées dans cet album que dans toute la carrière de la plupart des groupes de rock.
Si l'évolution artistique de Radiohead est exemplaire, elle n'explique pas à elle seule la fascination pour le groupe. L'essentiel n'est pas là, il est dans la "formule magique" de Radiohead, qui est de conjuguer sans fautes de goûts émotion et expérimentation.
Tout le monde peut émouvoir avec la musique, ou expérimenter. Mais arriver à marier les deux, c'est un exercice très périlleux, qui est l'apanage de quelques très grands.
Emouvoir, c'est facile... suffit de s'inspirer d'une ballade triste, repiquer ses accords avec 2-3 variations, et transformer légèrement la mélodie. Mais peu de chances de faire quoi que ce soit d'original et d'intéressant avec ça.
Expérimenter... c'est pas plus compliqué. On désaccorde sa guitare, on plaque des accords au hasard pendant que la batteur martèle une machine à laver avec une batte de base-ball et que le chanteur crie des insanités. Ce qui ne donnera pas à coup sûr de la bonne musique.
Arriver à conjuguer émotion et originalité, sans tomber dans l'expérimentation gratuite ou l'émotion frelatée, là est l'extrême difficulté. Et là est tout le talent de Radiohead, maître en la matière.
Savoir, comme le fait Radiohead, composer des chansons très mélancoliques, émouvantes et lyriques sans tomber dans le pathos adolescent et pompier, c'est déjà un exploit. Exploit qui fait toute la différence entre les subtils Radiohead et les boursouflés Muse. Quand on ajoute à cette sensibilité une capacité d'innovation étonnante, du style et une très grande qualité des compositions, pas de doute, on tient un des meilleurs groupes de l'histoire du rock.
Le titre que j'ai choisi n'est pas le plus original de l'album (il n'en reste pas moins bien plus original que ce que font beaucoup d'autres groupes), mais un excellent morceau de rock. Après Kid A et Amnesiac, tout le monde s'attendait à ce que Radiohead continue dans une lignée qui en ferait un groupe encore plus cérébral. Mais Radiohead, comme à chaque fois, surprend d'entrée avec ce titre émouvant, écorché vif et puissant :
Radiohead - 2+2=5
Après un tel titre, on imagine que le reste de l'album sera dans cette couleur, bien plus rock que les deux précédents albums... mais ils surprennent à nouveau avec le morceau suivant, particulièrement original, Sit down, Stand Up :
Radiohead - Sit Down Stand Up
Tout le problème lorsque l'on chronique ce genre de disques et que l'on cherche à placer des exemples musicaux... c'est que deux titres à écouter, ça ne donne qu'une très petite idée de l'album. On aimerait faire écouter les excellents Where I end and you begin, The Gloaming, la très belle progression lyrique de There there, l'harmonie vocale de I Will, l'instrumentation et l'originalité de We Suck Young Blood etc, etc... mais il faut chosir. Et, à moins d'être insensible à la musique de Radiohead, précipitez-vous pour acheter cet album - si vous ne l'avez pas déjà - afin de vous plonger plus profondément dans ce chef-d'oeuvre fascinant...
Radiohead - Hail to the Thief
- 2 + 2 = 5
- Sit Down. Stand Up.
- Sail to the Moon
- Backdrifts
- Go to Sleep
- Where I End and You Begin
- We Suck Young Blood
- The Gloaming
- There there
- I Will
- A Punchup at a Wedding
- Myxomatosis
- Scatterbrain
- A Wolf at the Door
[edit] l'album en écoute intégrale sur Jiwa