Arnold Schoenberg
Compositeur autrichien : 1874 (Vienne) - 1951 (Los Angeles)
Je parlais dans l'article précédent de freiner un peu sur les articles politiques... mais, comme le disait encore il y a peu Kouchner à Christine, après un coup de fil de son nouvel ami Nico : "l'occasion fait le larron !"
Musique et politique, de toute façon, sont toujours bien plus liées que beaucoup ne l'imaginent. Ce n'est pas un hasard si les dictateurs ont souvent la musique pour première cible.
Je reviens donc sur la phrase de Sarkozy, dans son discours effarant de Bercy (dont j'ai parlé ici) :
Les héritiers de mai 68 avaient imposé l'idée que tout se valait, qu'il n'y avait aucune différence entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid.
1. Les dirigeants qui se mêlent du beau et du laid en art, on en connaissait surtout deux avant Sarkozy : Staline et Hitler.
2. Les musiciens, comme la plupart des artistes du début du XX° siècle, n'ont pas attendu mai 68 pour remettre en question l'idée du beau et du laid (et le romantisme du XIX° avait déjà bien ouvert la voie).
Mais le compositeur qui aura plus que tout autre amené la musique loin de l'idée traditionnelle du "beau" en musique, c'est Arnold Schoenberg.¨Pourtant, Schoenberg n'était pas un "destructeur", un rebelle qui rejette en bloc le passé, bien au contraire... Il a révolutionné la musique, non pas par mépris de ce qui s'est fait avant lui, mais plutôt par respect des artistes qui l'ont précédé. Il aime la musique romantique (particulièrement Brahms et Wagner), et, comme ses illustres prédécesseurs, les Bach, Haydn, Beethoven, Schubert, Liszt, Wagner, Debussy et Mahler, il sait que l'Art avec un grand A, ce n'est pas de refaire ce qui existe déjà, mais d'inventer et d'expérimenter.
Schoenberg était fasciné par le Tristan et Isolde de Wagner, qui était pour lui (et pour tous, maintenant) un jalon déterminant dans l'histoire de la musique, Wagner y poussant la tonalité dans ses derniers retranchements en l'affaiblissant par l'utilisation systématique du chromatisme. Schoenberg se considérait comme un héritier des maîtres du passé, pas un fossoyeur. Wagner était déjà allé très loin dans la déstructuration du système tonal "classique", Schoenberg sent qu'il est maintenant temps de passer à l'étape supérieure, de privilégier le chromatisme et d'abandonner la tonalité.
Petite précision pour les non-musiciens : la musique tonale est construite à partir de gammes consonnantes (un choix de notes qui sonnent bien ensemble, pour simplifier), c'est -en gros- ce qui est "plaisant" à l'oreille parce qu'on y est habitué depuis Haydn et Mozart et parce que toutes les musiques populaires occidentales actuelles sont tonales. Le chromatisme, c'est le fait de jouer avec toutes les notes, ce qui est très déstabilisant parce qu'on utilise du coup des notes qui sont "fausses" dans un système tonal.
Schoenberg, donc, est le père de ce qu'on appellera la musique "atonale". Et il sera à l'origine, avec ses élèves Alban Berg et Anton Webern, des courants parmi les plus importants du XX° siècle :
L'expressionisme, dans la première décennie du XX° siècle : comme dans l'expressionisme en peinture (et Schoenberg était aussi peintre), l'expressivité prime sur la beauté. Les romantiques s'étaient déjà aventurés dans l'exploration des zones sombres de l'âme, mais, en cette époque marquée par les débuts de la psychanalyse, l'expressionisme ira encore plus loin. Il s'agira de libérer - souvent avec pessimisme et une grande violence - des pulsions, des frustrations... et sûrement pas de faire joli, n'en déplaise à Sarkozy.
Le dodécaphonisme : utilisation des 12 sons de la gamme chromatique.
Le sérialisme : système basé sur des séries de 12 sons, plus théorique, formel et exigeant que le dodécaphonisme.
Ces musiques dérouteront beaucoup d'auditeurs, pas encore prêts pour de telles avancées, et seront les cibles des nazis. Schoenberg étant juif, c'est une bonne occasion pour les nazis de dénigrer cet art "dégénéré", abstrait, intellectuel de juifs qui veulent "corrompre les forces vives de la nation"... alors qu'il est le fruit d'une tradition purement germanique, l'enfant de Bach, Beethoven, Schubert, Wagner, Brahms et Mahler.
Sa judéité, Schoenberg ne s'en préoccupait guère, jusqu'à ce que l'antisémitisme prenne une trop grande ampleur. Plus l'antisémitisme augmentait dans la population, plus il se sentait et se revendiquait juif. Ce n'est pas un hasard si c'est justement en 1933 qu'il se convertira au judaïsme, avant de s'exiler aux Etats-Unis.
Il est assez affligeant de lire, actuellement, pas mal d'incultes sur des forums divers qui ont le plus grand mépris pour le rap (ou l'électro), parce qu'il ne correspond pas à ce qu'ils cherchent dans la musique (oui, je sais, passer de Schoenberg au rap... en même temps, vous verrez, la comparaison n'est pas si absurde que cela). Que l'on ne soit pas sensible au rap, c'est tout à fait compréhensible. Mais lire que le rap "c'est pas de la musique car y a pas de mélodies"... c'est assez consternant. Les simplets qui tiennent ce genre de propos (et ils sont malheureusement nombreux) n'ont pas le 10000° des connaissances musicales de Schoenberg, reconnu comme un des compositeurs les plus important de toute l'histoire de la musique et dont les traités et les écrits sont des références absolues pour tous les musiciens contemporains. Pourtant, Schoenberg est aussi celui qui a donné ses lettres de noblesse à la technique du "sprechgesang" (parlé-chanté), et dont la 3° de ses 5 pièces pour orchestre, Farben, est sans doute la première oeuvre musicale de l'histoire qui abandonne la mélodie pour privilégier le timbre, l'atmosphère et les "couleurs orchestrales" (farben signifie couleurs). Que les réacs qui pensent que la mélodie doit forcément primer sur les autres paramètres musicaux (rythme, timbre, harmonie) lisent les remarquables et très pointus livres de Schoenberg (Traité d'harmonie, Le Style et l'Idée) avant de balancer des jugements péremptoires sur "ce qu'est la musique" (oui, Thom, je sais que tu le sais, et ça t'épargnera de lire ces bouquins particulièrement complexes...). Mais je doute qu'ils aient jamais entendus parler de Schoenberg, pour eux, il n'y a sans doute qu'un seul Arnold S., lui aussi autrichien et exilé en Californie...
Si j'osais... je dirais que le rap et l'électro sont les musiques populaires actuelles les plus proches de la musique savante contemporaine, car elles ont intégré le fait que le son et le rythme sont des paramètres "modernes" à mettre en valeur plus que la mélodie.
La musique de Schoenberg reste très difficile d'accès, tant nous sommes encore conditionnés par la tonalité et l'"agréable consonnance" des musiques populaires. Mais la juger comme purement "intellectuelle" - ce que beaucoup disent encore - est une erreur. Tout est question de perception, d'ouverture d'esprit. Les mélodies et harmonies plaisantes sont des hochets, des "objets transitionnels" auxquels on s'accroche parce qu'ils nous rassurent.... mais il faut savoir parfois prendre le risque de l'aventure. La musique de Schoenberg (et peut-être encore plus celle de Berg), est aussi très sensuelle, expressive, envoûtante, quand on arrive à l'écouter sans à-priori, en se laissant juste guider par les sons et le mouvement.
C'est avec cet état d'esprit que je vous conseille d'écouter ce chef-d'oeuvre "historique" que sont les 5 Pièces pour Orchestre (1909) de Schoenberg, oeuvre charnière qui a conduit à l'atonalité. J'imagine que peu les écouteront toutes (ce que je comprends), mais consacrer 2'20 à la pemière, en lui prêtant une véritable attention, c'est une expérience sonore et "culturelle" dont il serait dommage de se priver :
5 Pièces pour Orchestre : 1°, 2° et 3°
5 Pièces pour Orchestre : 3° (suite), 4° et 5°